LA SERRURE ROUILLÉE

LA SERRURE ROUILLÉE

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

Oups ! photo manquante. Merci de revenir bientôt

C’était dans un petit village, au milieu d’une campagne un peu écartée, un village qu’ignoraient les grandes routes, un village où quelques commerces poussiéreux tentaient de survivre en écoulant ce qui ne se faisait plus ailleurs : boites en plastique fané, objets de fer blanc, étiquettes à coller sur les bouteille (à remplir manuellement, bouteilles comme étiquettes) dans une région où on ne faisait pas de vin, objets de bois, de bakélite, de cuivre, étamés, peints, plastifiés (pellicule de plastique un peu décollée), papiers-tue-mouche, tourniquets à manivelle pour la vinaigrette, récipients émaillés, boites en carton défraîchi aux couleurs délavées.

Les maisons étaient à l’avenant. Là il manquait les fleurs dans la cour désherbée à coups de chimies agressives, là tout était envahi par des lierres, des herbes folles, des fleurs débordant des plates-bandes, des treilles non domptées, des rosiers retournés à l’état sauvage. Là il manquait les vitres au fenêtres, là certaines étaient remplacées par du carton gris, là tout était en parfait état et pouvait en paraître presque saugrenu. Ailleurs manquait un coin de toit, la moitié du portail, la peinture de la façade crépie, des tuiles sur le muret devant la maison.

Et puis la maison du dernier médecin, toujours magnifique malgré une certaine fatigue, qui était une des belles grandes du village, cachée sur une petite place, elle-même traversée d’une petite rue que n’empruntaient que les riverains ou les égarés qui cherchaient vainement une auberge où déjeuner. Son propriétaire était à la retraite, ses plus anciens patients étaient tous morts de vieillesse, ses plus jeunes préféraient aller au chef-lieu de canton assez proche, dont la doctoresse avait les charmes torrides de ces actrices hollywoodiennes, la voix grave et suave, des manières souriantes et l’oeil toujours de velours avec de grands cils qui parfois battaient. Leurs épouses allaient dans un autre village, chez un autre médecin, avec d’autres manières, jeune et d’une infinie douceur pour écouter leurs malheurs.

La doctoresse était pourtant d’un naturel sage et peu aventureux, fidèle et droite, tandis que le jeune médecin était un client assidu de toutes les boites échangistes se trouvant à plus de cent kilomètres de chez lui. Il pensait que cette distance lui permettrait de préserver son anonymat.

Et puis, dans une rue menant à l’église en bas du village, pas la belle église fréquentée, une autre église désertée d’aspect plus pauvre et rudimentaire, il y avait cette maison. Etroite, pas encore trop abîmée, coincée entre une plus grande au toit d’ardoise et un petit hangar, la façade un peu mangée d’une glycine qui montait jusque par dessus le premier étage. Les volets tenaient encore bien, on pouvait sans trop de mal accéder à la porte en grimpant les trois marches de ciment, après avoir traversé un jardinet dont le dernier entretien datait certainement de moins d’un an. Pas encore abandonnée, pas encore presque, mais paraissant vide tout de même, malgré quelques signes de vie.

Attenant au jardinet, le hangar était de taille modeste. Une antique porte coulissante le fermait, une porte en tôle, roulant sur de gros rails à la rouille avancée. Qu’avait-il pris au propriétaire de la peindre en une espèce de bleu fluo, totalement déplacé dans cet environnement de village endormi ? Ça devait faire longtemps qu’il n’était plus là pour le dire…

La rouille, qu’on dit parfois la lèpre du métal, s’était insinuée sous la peau de peinture, la soulevant en écailles plus ou moins larges, parfois la jetant à bas de la porte pour s’afficher fièrement comme la lente destructrice qu’elle n’est pas forcément. Elle s’expose, indécente, et attire l’attention. La rouille, avant d’être une dévoreuse, est une prostituée qui racole.

Le verrou était du plus simple modèle qui soit, sans serrure, sans clef, accessible à qui voudrait le tirer pour ouvrir la porte. Encore fallait-il en avoir la curiosité.

Je l’avais.

La rouille n’avait pas encore suffisamment attaqué le métal pour que ce fut difficile. Je tirai le verrou, entrouvrit la porte. D’abord un peu, juste pour jeter un coup d’oeil. Je m’attendais à de l’obscurité, j’y trouvais de la lumière. Elle venait du haut, entrant dans le hangar par de larges verrières sur le toit, propres et sans toiles d’araignée. Tout ce que je voyais était propre, sans poussière. Mon étonnement me figea quelques secondes, puis je ne pus résister à l’envie d’ouvrir un peu plus grand la porte et d’entrer dans les lieux.

Des allées couvertes de moquette délimitaient des secteurs qui semblaient des pièces qui n’auraient pas eu de cloisons. Là une chambre, là une salle à manger, là un petit salon, là une cuisine. Il y avait encore deux autres chambres. Le plus étonnant était que l’ensemble paraissait plutôt cossu ! Je ne savais que penser, j’étais dans le décor minimaliste d’un film expérimental, j’étais dans un monde différent du mien, j’étais hypnotisé par l’endroit. Je m’avançais un peu à l’intérieur et une voix sonna, claire et bienveillante, une voix de femme. « N’oubliez pas de fermer la porte derrière vous. » Je sursautai, regardai partout et m’aperçut qu’une femme était assise devant un secrétaire, que j’avais probablement interrompu ses écritures, et qu’elle était d’une beauté inhabituelle.

« Oh, pardon, je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un ».

Qu’aurais-je pu trouver de plus idiot à dire ?

Elle se leva, me fit signe d’approcher. Il se dégageait de sa personne un ineffable charme. Près d’elle je sentis un parfum subtil et frais, avec étrangement une note un peu sauvage, rude, terreuse, mais très lointaine et fugitive. Elle me proposa de m’assoir dans une bergère et s’éclipsa quelques minutes derrière moi. J’étais ébahi devant cet environnement, émerveillé par la préciosité des meubles qui m’entouraient, subjugué par la grâce de cette personne. Elle revint avec du thé dans de précieuses tasses en porcelaine japonaise, si fine, si fine, et des biscuits d’une exquise délicatesse. Je n’arrivais pas à en croire mes sens, mes yeux.

Elle engagea la conversation en me racontant quelque aventure de sa vie, une histoire avec un lieutenant de hussards qui me sembla particulièrement compliquée et désuète. Puis l’achat d’un meuble en marquèterie dont elle surveilla la fabrication directement chez un artiste ébéniste qui le lui réalisa. Quand elle me proposa de parler un peu de moi je ne sus que bafouiller des choses incompréhensibles qu’elle n’écouta pas, fort heureusement.

Le thé était soigneusement choisi et préparé, un Lung Chin ou quelque chose de proche, sa voix un orchestre de chambre, le lieu une merveille. L’instant était de grâce. Mais je me souvins que j’avais à faire, une commission à porter à quelqu’un de ce village. Je pris congé, gentiment, en bafouillant déjà un peu moins. Je refermai soigneusement la porte, le verrou tout rongé de rouille sur le bleu fluo de la peinture écaillée.

Je fis ce que j’avais à faire et décidai de revenir visiter la belle femme dès le lendemain. Mais las !le lendemain il y avait un cadenas sur la porte, un cadenas d’une forme ancienne qu’on n’utilise plus. Une vieille femme qui passait, me voyant interdit, perplexe devant la porte, manipulant vainement le verrou, me dit d’une voix un peu forte et très claire pour son âge :

« Oh, c’était le hangar de mon mari, il est mort il y a plus de quinze ans. Personne n’est rentré là depuis son décès, et même longtemps avant, même moi il ne voulait pas que j’y rentre ça faisait au moins vingt ans avant sa mort. Je ne sais pas ce qu’il y cachait, et ce n’est pas maintenant que je vais m’en occuper ! Au revoir, monsieur »

Et elle tourna les talons, s’en fut trottinant vers la maison et me fit un signe de la main avant d’y disparaître.

Je restai seul devant le verrou, la porte, la rouille et sa peinture fluo, et avec autant de questions qu’il est possible de s’en poser. J’habite maintenant à six cents kilomètres de ce village et j’évite la région…

N’oubliez pas de laisser un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.

Henri-Pierre Juguet

Oups ! photo manquante. Merci de revenir bientôt

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