LA JEUNE FILLE AU BAIN

LA JEUNE FILLE AU BAIN

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

J’étais parti quelques jours au bord d’un lac quelque part dans un région calme, dont je tairai le nom afin de la protéger de l’afflux des touristes indiscrets, indécents, et indisciplinés.

J’avais planté ma tente sur le dévers d’une colline en grande partie boisée, avec juste une petite prairie isolée qui ne devait guère être fréquentée que par les lapins (qui fréquentent toutes les surfaces), les renards (qui fréquentent tous les endroits où l’on trouve des lapins) et quelques chevreuils qui pensent que l’herbe et les jeunes pousses sont certainement meilleures là où ils n’ont pas tant l’habitude d’aller. Et fréquentée par moi également pendant quelques jours.

Je descendais souvent jusqu’au bord du lac. L’endroit était assez sauvage, finalement, mais on devinait qu’il avait dû y avoir autrefois un chemin qui le longeait. On le devinait à un imperceptible tassement du terrain, à la couleur subtilement différente des herbes qui poussaient là, à l’idée que l’on pouvait se faire des itinéraires que les pêcheurs ne pouvaient manquer d’emprunter.

Peut-être aussi au fait que les plus gros obstacles, arbres tombés, taillis impénétrables, laissaient toujours un passage au bord de l’eau, comme si on les eût écartés.

Un après-midi de soleil il y avait quelqu’un sur cette minuscule grève. La jeune fille avait laissé une sorte d’ombrelle bleue sur la rive, d’une facture japonisante, à l’ancienne, décorée de ce qui pourrait passer pour des estampes à qui serait peu versé en ces domaines.

La demoiselle s’étirait longuement, debout face à l’eau à peine frisée par un souffle léger du vent qui tournoyait entre les rives hautes. Elle était fine, je la voyais de dos, elle ne m’avait pas vu, elle portait une longue robe d’un bleu foncé qui laissait à nu ses bras à la peau bronzée. La rencontre était inattendue et poétique. Mais je n’avançais pas, afin de ne pas troubler la poésie de l’instant

Doucement elle s’approcha de l’eau. Elle s’accroupit et y porta la main, l’agitant pour créer de petites vagues, puis pour repousser un débris d’algue qui flottait, pauvre déchet verdâtre, deux ou trois brindilles qui suivaient, et une bouteille de je ne sais quelle boisson qui était ouverte, voguait en ondulant, mais ne contenait aucun message qu’elle aurait pu lire en souriant.

Elle tenta d’éclabousser une grenouille curieuse comme toutes les grenouilles et qui avait montré le bout de son nez, mais celle-ci replongea immédiatement dans l’eau avec un « ploc » qui aurait finement fait sourire Bashô. Ne restait que quelques remous calmes et lents de la grenouille retournée à l’invisibilité.

La jeune fille entra dans l’eau, doucement, ses pieds nus caressant le sable un peu vaseux, initiant des remous dans l’eau troublée. Elle s’en amusa un moment, au plaisir des yeux et au plaisir de sentir entre ses orteils s’insinuer l’argile fine et onctueuse du sol, au plaisir de regarder s’enfuir une crevette d’eau douce. Elle releva légèrement le bas de sa robe, jusqu’à la moitié de ses mollets, révélant une peau étonnamment blanche, puis la laissa retomber d’un seul coup, le bas de la robe trempant dans l’eau.

Lentement toujours, elle continua d’avancer, faisant des pauses parfois plus longues, peut-être pour sentir sur ses jambes le contact un peu froid de l’eau, comme une ficelle mouillée qui vous enserre la cuisse. La sensation peut être désagréable ou délicieuse, je crois qu’elle la trouvait délicieuse. Arrivée avec de l’eau à mi-cuisse elle s’arrêta, à l’affût de guêpes ou de moustiques ou de libellules qui rasent la surface, ignorants de la truite ou du chevesne dont ils pourraient constituer un bout de repas. Elle en suivait un des yeux, puis un autre quand elle le perdait de vue.

Le personnage m’intriguait, la scène m’intriguait et me plaisait, la jeune fille était tellement inattendue, plantée comme une île dans cette eau verte et lumineuse. Je retenais mon souffle, embusqué par hasard derrière quelques arbres, sans chercher à me cacher mais sans non plus chercher à me montrer. Je goûtais la situation : l’eau, le soleil, le calme, la demoiselle…

Elle fit un petit saut sur place et replia ses jambes en retombant puis se redressa d’un coup. Elle avait eu de l’eau jusqu’au buste et poussa un petit cri de joie qui résonna brièvement entre les collines. De grands cercles dans l’eau se superposèrent aux ridules qui trahissaient le petit vent qui tournoyait doucement au ras de la surface. La demoiselle redevint immobile et sembla goûter la fraîcheur de l’eau à la fois que la chaleur du soleil, la réverbération et les ronds dans l’eau.

La scène m’avait amusé, peut-être un peu troublé, peut-être un peu inquiété : mon imagination inarrêtable aurait pu me faire craindre qu’elle voudrait se noyer. Mais c’était une idée extravagante, elle semblait si tranquille et heureuse ainsi, sa robe trempée lui collant au corps, communiant avec ce coin de lac, au milieu de cette belle eau, à la fois au froid et au chaud. Faisant corps avec la nature, une ondine libre et simple, une ondine au présent.

Derrière moi j’entendis un pivert s’attaquer à un tronc, et au-dessus des corneilles passèrent poursuivant des pies. J’avais presque oublié, à observer la jolie baigneuse, que la forêt, la nature, les insectes, les oiseaux, ne s’arrêtent jamais. Ils sont occupés, ils sont sérieux, ils cherchent leur nourriture ou celle de leurs petits, ils s’abritent ou chassent. Ils ne se baignent pas si facilement pour le plaisir et n’observent pas pour leur plaisir les jolies demoiselles.

C’est à ce moment qu’elle parla. D’une voix très claire et amusée, un peu flûtée, qui emplit l’endroit d’une sorte de musique, qu’elle poussa suffisamment pour que j’entende, juste ce qu’il fallait.

« Je sais depuis le début que vous êtes là, vous savez ? Vous ne voulez pas vous baigner avec moi ? »

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Henri-Pierre Juguet

2 réflexions sur “LA JEUNE FILLE AU BAIN”

    1. Henri-Pierre Juguet

      Merci beaucoup. 🙂 Oui, j’aime bien laisser des fins ouvertes, afin que chacun puisse imaginer la sienne…

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