L’ANNEAU DE QUAI

L'ANNEAU DE QUAI

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

A cet anneau de quai s’était longtemps amarrée la chaloupe du « Prince d’Orient ». Lequel prince était un navire d’une certaine importance, mais dont le Capitaine avait reçu l’ordre de son armateur de ne jamais venir à quai. La chaloupe assurait donc la navette entre la terre et le bateau.

C’était au temps de la marine à voile.

L’armateur, un Monsieur Nicolas Nicolas, avait pris des risques inconsidérés. Il avait rapporté de voyages lointains une cargaison de produits tellement exotiques qu’ils étaient invendables. Quelques marchands furent emmenés à bord pour visiter les lots mais tous refusèrent de les prendre. M. Nicolas resta avec sa marchandise, ruiné. Un jour les autorités du port lui demandèrent à la fois de libérer l’anneau et de dégager l’espace au milieu du bassin qu’il occupait depuis des mois.

Nicolas engagea un nouvel équipage, moins regardant sur les salaires mais aussi moins compétent. Et moins honnête. On eut des nouvelles du navire quelques années plus tard. Il cabotait sur les côtes d’Afrique, se livrant à différents trafics, dont peut-être la piraterie selon certains bavards. Mais il n’y eut jamais de preuves formelles.

M. Nicolas Nicolas avait par contre disparu assez prématurément dans des circonstances dont les différents récits étaient assez contradictoires.

Le Prince d’Orient, ou plutôt sa chaloupe, avait été le premier bateau à occuper cet anneau après la construction du quai.

Plusieurs embarcations s’y succédèrent dans les années qui suivirent. De petites unités de pêche côtière dont les patrons ne pensaient qu’à fréquenter les auberges louches. Ne rapportant du poisson que pour pouvoir s’offrir les plaisirs de la chair avec des dames spécialisées. Les quelques matelots fermaient les yeux. On ne médit pas du patron, on ne le juge pas, c’est le patron. Et puis la part était bonne, supérieure à ce qu’elle aurait dû être sur d’autres bateaux, alors ils rapportaient à la maison de quoi nourrir leur famille plus grassement qu’attendu. Cela seul peut lier les langues.

Mais on ne peut pas tenir ce rythme trop longtemps. Un patron faisait faillite, on lui prenait son bateau, on le vendait pour rien ou pour pas grand chose à un autre patron… mais celui-ci prenait les mauvaises habitudes du précédent et le cirque continuait.

Après cinq ou six fois en une quinzaine d’années les autorités décidèrent que cela faisait assez. Et dirent à ces patrons pêcheures qui faisaient honte au métier, au port, et à la ville, d’aller se faire pendre ailleurs. L’un d’eux finit fort mal (attaques, rixes, vols, meurtre et finit en effet réellement pendu. Mais ailleurs, dans une ville de l’arrière-pays, ce qui contenta tout le monde).

On amarra sur l’anneau un cotre assez fin, avec une corne bien plus verticale qu’il n’est habituel pour ce gréement, ce qui lui permettait une vitesse supérieure. Son propriétaire était un jeune homme de bonne famille, selon l’expression de l’époque. Avec ce bateau taillé pour la vitesse il faisait ce pour quoi le bateau était fait : des courses. Son mariage avec une fort jolie demoiselle auvergnate, et riche, lui fit abandonner la course nautique. La demoiselle devenue Madame Lacondrate en épousant son marin de course, lui donna quatre enfants tout aussi vilains l’un que l’autre, même la fille. Le mari s’en étonnait tout autant qu’il s’en désolait.

Lacondrate vendit le bateau à quelqu’un qui ne savait pas le faire naviguer et le fit sombrer sur un écueil assez traître qui était proche de la passe permettant de sortir du port. Il y avait bien une balise tout à fait visible mais l’incompétent n’en connaissait pas la signification. Il se noya dans le naufrage et personne ne connaissait vraiment son nom. L’anneau resta libre plusieurs années de suite car une sorte de légende était née comme quoi l’anneau aurait porté malheur. Les superstitions des marins sont tenaces, et parfois fondées. Puis un armateur nouveau dans la région le loua et en loua de plus deux autres qui étaient contigus. Cela faisait une assez grande longueur de quai. Il fit installer quelques bittes qui manquaient, de quoi arrimer solidement un navire d’une belle importance et le maintenir fermement lors des tempêtes d’hiver et les grandes marées.

Pendant des semaines il fit activer des préparatifs. Des caisses entraient pleines dans le ventre du bateau et en ressortaient vides. Une partie non négligeable des caisses ne ressortaient pas du tout.

On comprenait qu’il y avait les vivres, l’eau douce dans les barriques, des marchandises diverses issues de l’artisanat local. Et puis tout ce qui concernait l’armement du navire : espars divers, toiles, planches de bordé, poutres, tonneaux de clous, baril d’étoupe, de goudron, des caisses d’outils, des cordes, des kilomètres de cordes, de la poix, du goudron, des filets, des instruments de mesure précieusement emballés dans des coffres spéciaux. Etait-ce une expédition scientifique à visée océanographique ? Dans certains milieux savants citadins on commençait à en être friand. Il arrivait que des Sociétés Savantes montassent des expéditions pour s’aller explorer l’autre côté du monde, par marins et aventuriers interposés. Parfois il y avait toute la probité attendue, mais parfois aussi il se racontait des histoires de trafic d’opium.

Nul ne sut jamais le fin mot de ces histoires. Le bateau à quai sur notre anneau était-il de cette trempe ? Rien ne le prouve et rien, même, ne pouvait laisser une seconde supposer qu’il put en être ainsi.

L’armement et l’embarquement des cargaisons dura plusieurs semaines. C’était mené par quelques brigades qui ne feraient pas partie du voyage, recrutées uniquement pour ce travail. Tout ce personnel qui n’était pas sur le rôle du bateau partit un soir, tous en même temps et chacun sans doute vers sa ville, son village ou son port habituel. On ne savait pas, parce que personne ne les connaissait, personne n’avait eu l’occasion de leur parler, ils restaient tout le temps entre eux et logeaient tous dans une auberge un peu à l’écart qui avait été entièrement réquisitionnée par l’armateur. Les gens trouvaient que c’était tout de même de bien curieuses manières.

L’équipage arriva le lendemain matin d’assez bonne heure. Quelques lève-tôt seulement les virent sur le port avec leurs sacs. A sept heures tout le monde était embarqué et on ne les apercevait plus que de loin, la passerelle étant remontée. L’armateur et le capitaine avaient fait le nécessaire la veille, tout les papiers étaient en ordre, le navire décolla du quai à huit heures trente. Il n’envoya que les huniers et quatre chaloupes le déhalèrent hors du bassin, puis il hissa le reste de ses voiles et commença de partir.

Il était bien toilé, la marée était bonne et le vent favorable, il disparut sur l’horizon en moins d’une heure. Cela faisait un vide dans le paysage du port.

Il revint trois ans plus tard. Ce n’était plus le même Capitaine, plus le même équipage, à l’exception du Bosco qui avait tout de même perdu un œil dans l’expédition. La coque était en mauvais état, la mâture très abîmée, il manquait des vergues, on ne pouvait plus envoyer les voiles hautes, cacatois et huniers, le beaupré semblait avoir subi une réparation de fortune. Aucun membre de l’équipage ne voulut rien raconter, une certain nombre d’entre eux parlaient des langues que personne ne comprenait. Ils abandonnèrent le navire. Tous. L’armateur ne se manifesta pas.

Après trois années d’abandon les autorités firent remorquer le pauvre navire vers un cimetière de bateaux qui avait été organisé dans un lieu un peu à l’écart en remontant la ria.

Aujourd’hui, tellement longtemps après ces évènements, il ne reste plus trace de rien. Sauf un nom. Le quai en face du cimetière de bateaux, où ont pris place d’autres bâtiments au rebut, a été renommé le Quai de l’Équipage Perdu.

On n’aura jamais plus de nouvelles, c’est sûr.

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Henri-Pierre Juguet

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