LA PIERRE NOIRE CARRÉE SUR LA GRÈVE

LA PIERRE NOIRE CARRÉE SUR LA GRÈVE

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque j’ai tout inventé !

Je m’étais demandé longtemps à quoi pouvait servir cette pierre.

Aujourd’hui je sais.

Elle s’était imposée à moi par son aspect massif, sa couleur noire sans faille, et cette forme en cube qu’il est inhabituel de trouver en bord de mer où les flots s’occupent plutôt à façonner des galets arrondis et doux au toucher.

Souvent je passais devant elle, la touchant du bout du pied pour en éprouver la solidité, l’équilibre, la robustesse ou simplement l’existence. Oui elle existait, était solide, était robuste, ne bougeait pas sous la poussée, existait. Et me questionnait sur sa réalité.

Maintenant je sais pourquoi.

J’ai pensé à tout. Une pierre arrachée à une cathédrale engloutie, celle peut-être qu’avait rêvée Debussy, avec les basses de sa main gauche, si grave et si profondes, dessinant les arches de la crypte, dans le fondu des résonnances surgissant des profondeurs.

Mais la pierre n’aurait pas été si carrée, peut-être, et sa surface plus usée.

J’ai songé au dé monstrueux qu’un géant lancerait de loin en loin au gré des forces chtoniques qu’héberge la Bretagne, pays de granit et de légendes, pays de l’Ankou et des Korrigans. Mais comme je l’inspectai sur toutes ses faces visibles je n’y trouvai nul points pour dire les nombres.

Est-ce que les Géants, les Fées et les Korrigans usent d’autres signes que les nombres pour signifier leurs jeux ?

J’ai imaginé la cargaison de mille et mille de ces pierres noires et carrées, destinées à bâtir un temple large et sombre, entouré d’une muraille épaisse et solide, où se jouerait la scène ultime et secrète d’un rite dont la mémoire serait terrible. Il y aurait eu du feu, des animaux étranges, des danses qui secouent les corps et les esprits, des esprits appelés par les chamans, des chamans aux masques multiples aux faciès d’avant-garde.

Mais comme je m’interrogeais ainsi, un homme d’aspect curieux s’est approché. Il est resté à quelques mètres de moi, m’observant sans dire mot. Son regard allait de la pierre noire carrée à mon visage et je me sentais gêné. Il sourit enfin et s’approcha.

« Cette pierre vous intrigue ? C’est normal. C’est une pierre très intriguante. Voyez-vous, me dit-il, ce n’est pas une pierre solitaire. Il y a une autre pierre, exactement semblable à celle-ci, sur une grève de Nouvelle-Zélande. Savez-vous pourquoi en Nouvelle-Zélande ? parce que c’est exactement aux antipodes de là où nous sommes. »

J’étais à la fois perplexe et dubitatif. Le bonhomme semblait s’amuser finement de ma réaction. Il me dit : « Je suis un bibliophile, voyez-vous. Il y a chez moi beaucoup d’ouvrages, de beaux ouvrages. Certains sont soigneusement rangés dans mes bibliothèques, d’autres sur des étagères de bois précieux travaillés par d’habiles artisans et sculpteurs. Ils ornent quelques murs. Les ouvrages sont retenus et mis en valeur par des serre-livre d’ivoire ancien, d’argent patiné, de granit noir très rare.

Cette pierre que vous voyez devant vous et qui vous intrigue n’est rien d’autre que la moitié du presse-livre de la Terre, l’autre moitié étant celle de Nouvelle-Zélande. Je les ai placées moi-même il y a de très nombreuses années et, savez-vous, personne n’a depuis réussi à les bouger ne serait-ce que d’un millimètre. Ils retiennent la Terre comme les presse-livre précieux de mes étagères et consoles ».

Je le regardais, incrédule, tandis qu’il complétait :

« Voyez-vous, personne ne les bougera. Pas plus vous aujourd’hui que les grandes tempêtes qui battent ces grèves ici ou de l’autre côté du monde, emportant galets, crabes et varechs, bousculant les rochers et salant les prés que brouteront les moutons souvent noirs des bords de mer.

Et heureusement ! Imaginez-vous que la Terre, subitement, sur son orbite, ne soit plus solidement tenue par mes serre-livres ? ».

Il sourit encore, tourna le dos et partit sans se retourner.

Quand il fut loin je pesai de toutes mes forces sur la pierre noire carrée. Et vous savez ce qu’il arriva ?

N’oubliez pas de mettre un pouce et/ou un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.

Henri-Pierre Juguet

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