LES CHAISES DE COULEUR

LES CHAISES DE COULEUR

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

C’était dans une ville triste, où tout était gris, mais pas de ce gris chaleureux et brillant de l’argent, de ce gris vivant du mercure, de ce gris chargé d’histoire personnelle, celle des cheveux qu’ont les hommes qui ont vécu. Non, un gris terne, mélange de blanc sale et de noir mal défini, irrégulier et sans saveur, un gris qui n’est là que par absence de couleur.

C’était dans une ville beige, ou plutôt beigeasse, mais pas de ce beige d’ocre vieilli, pas de ce beige des glaces au caramel et beurre salé qu’affectionnent les parents des enfants qui dévorent des sorbets citron, pas du beige des chapeaux qu’arborent les élégantes aux plages à la mode des côtes du Calvados, sac et chapeaux assortis ainsi que les souliers sur les planchers de bois des promenades. Non, un beige sale et terreux, comme un jaune qui serait malade, un jaune que le soleil aurait fait viré comme un vin qui tourne, vieillit et s’affadit. Un beige qui n’est plus une couleur mais une salissure, veiné de traces marronnasses, coulures de chiures de mouches ou d’avanies laissées par les oiseaux.

C’était dans une ville où je traînais un ennui palpable, écrasé par les murs sales et décrépis de ruelles étroites, agressé par les saletés jetées sans gêne dans les rigoles, assommé par les odeurs et la poussière des vieilles maisons fermées aux volets décolorés d’où s’écaillait des restes de peinture cuite par les intempéries, fragiles desquamations des peaux qu’autrefois on donnait aux contrevents pour se faire pardonner des pluies et des hivers, des étés de canicule et des injures des oiseaux auxquels on les exposait.

J’errais de rues en venelles, de ruelles en passages, de placettes presque secrètes en impasses délaissées. Je parcourais peu de chemin mais il épuisait la curiosité que j’avais crue inextinguible des endroits les plus ignorés des villes grandes et surtout petites, là où la vie s’est peut-être engluée, échouée comme le fit La Méduse sur le Banc d’Arguin, comme la mer des Sargasses venait à bout des navires les plus puissants au rude temps de la Marine en bois…

De la rouille seule apportait un peu de couleur, pauvre tentative de rouge sombre et bientôt lugubre. Gris sale, beige sale, poussière et salissures, et cette rouille qui parlait du temps d’il y a longtemps quand le fer était neuf, était luisant, vif comme du fer vif, élégant, où le fer disait la richesse du lieu, du foyer qu’il gardait ou bien de la porte qu’il ornait, où le fer était loin encore de cette désolation du mal rouge qui le rongeait heure après heure, siècle après siècle. Bien pauvre couleur, bien pauvre tentative échouant d’avance, terne et maladive, ultime avatar sortie des forges joyeuses desquelles autrefois les avaient fait naître de robustes hommes à la voix claire et forte, dans les tintements tonitruants des coups du lourd marteau sur l’enclume et le fer brûlant, dans le souffle rageur et puissant du formidable soufflet qu’actionne un jeune apprenti qui forge aussi son avenir.

Aucun chat, aucun homme, aucun chien, une fillette qui se presse en serrant un pain que peut-être elle porte à sa grand-mère, petit Chaperon Rouge sans chaperon et sans galette, au loin un nourrisson qui pleure, les cris d’une femme, et plus loin encore ce que je crois être le cri de douleur d’un homme accompagné d’un juron. Et le chant tremblant d’une vieille femme qui répète sans cesse la même phrase, qui semble sortir d’une maison inhabitée, un bruit de casseroles qui tombent, un autre juron, une famille de souris qui passe le nez sous une antique porte cochère dont le bois du bas se pourrit lentement et qui s’enfuit aussitôt, la défroque immonde de quelque clochard qui a tout abandonné sur l’appui d’une fenêtre. Est-il ensuite parti nu ?

J’allais dans des voies de plus en plus étroites, de plus en plus grises et sales, de plus en plus déprimantes, et mon pied commençait à racler le sol, mes jambes lourdes, mon sac lourd, mes épaules fatiguées, la peine et la tristesse qui me viennent sans raison, mon souffle qui s’essouffle, et mes yeux qui s’attristent.

C’était dans une ville triste, grise et beige sale, et tout à coup j’entrais sur une place plus grande, petite en vérité mais qui à cet instant me parût une esplanade.

Là, au milieu, devant la terrasse d’un bar à l’enseigne ternie, s’entassaient les chaises de l’estaminet. Des chaises de fer mais de fer peint, peint de couleurs vives qui tranchaient avec toute la tranche de vie que je venais de traverser. Jaunes, rouges, vertes ou même d’un violet inhabituel, bleues. Elles me parurent éclater de vie, de joie, éclater de fantaisie et d’imagination, de lumière et de clarté.

Après un premier sursaut et un emballement au cœur je remarquai que le café était fermé, le store de sa terrasse remonté, et qu’il se mettait à pleuvoir.

Mauvaise journée !

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Henri-Pierre Juguet

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