LE GANT SUR LE PIQUET

LE GANT SUR LE PIQUET

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

C’était sur un vaste chantier où l’on construisait un bâtiment aux dimensions démesurées. Vu de haut c’était comme une fourmillière, des milliers d’hommes et de femmes s’agitaient dans tous les sens, et il fallait observer pendant longtemps pour déceler des mouvements d’ensemble, pour déceler quelque stratégie, inatteignable immédiatement, qui poussait l’ensemble de cette armée vers un but commun.

Les fondations traçaient un réseau gigantesque, comme la carte monstrueusement réécrite du réseau sanguin qui transparaît sous certaines peaux très fines et laiteuses. Sans les constructions qui viendraient dessus s’appuyer pour grimper vers le ciel on ne pouvait encore discerner un plan d’ensemble, une volonté unique dans l’esprit du formidable bâtisseur. Ce n’était encore qu’un réseau.

Certaines parties, toutefois, commençaient à s’élever, d’immenses tiges de fer rouillé montaient à l’assaut des cieux, des poutres de fer, des liaisons, des grilles.

J’observais depuis un perchoir très haut dans les airs, une tour que l’habileté de l’architecte et du constructeur avait agencée de manière à n’être pas visible depuis le sol, jouant sur des réflexions, des angles improbables, des axes qui égaraient le regard. J’étais là, invisible comme une araignée humaine, guettant les progrès et les défaillances, inconnu de presque tous. Ce n’était pas un mirador, qu’on se rassure, pour surveiller les personnes. Je n’étais chargé que de la progression du chantier. Je notais, je photographiais, je filmais parfois. Je devais comparer ce que je voyais au plan de travail du chantier, heure après heure, jour après jour, vérifier que tout se passait bien selon les stratégies établies, établir des comparaison précises. Il fallait l’œil extrêmement exercé qui était le mien pour voir progresser depuis cette hauteur, de manière infinitésimale, l’avancée des travaux.

Le chantier durait depuis de longues années, et depuis de longues années j’étais dans cette bulle où je remplissais ma mission. Je transmettais les données, chaque soir pour ne pas encombrer trop les réseaux et prêter à soupçons, mais parfois aussi en temps réel s’il y avait quelque urgence. Pas souvent, parce que les bâtisseurs, des architectes aux ingénieurs aux ouvriers, tout le monde était d’une compétence exceptionnelle, rare et presque cachée pour ne pas éveiller de jalousies. Parfois, à la durée d’une journée entière, la progression ne se décelait que par le déplacement infime d’une ligne ou le presque imperceptible changement de couleur d’une surface. J’étais bien trop haut pour voir réellement tous les détails à taille humaine et aucun système optique autre que traditionnel n’avait été monté dans mon poste d’observation, toujours pour ne pas éveiller de soupçons. Aucun capteur tel que des caméra n’avait été installées car il arrive toujours un moment où on les découvre et les concepteurs du projet avaient craint qu’alors il n’y eut risque d’une orientation différente de la marche du chantier. Mais les jumelles qu’on m’avait fournies étaient d’une forte puissance, et cela suffisait.

Un jour tout change de couleur. Cela fait suite à plusieurs jours où on ne peut observer aucun changement. L’observateur descend, tout est plat, il n’y a rien d’autre que des lignes et des surfaces peintes à même un sol goudronné, des trompe-l’œil dont on devine que vus du ciel ils peuvent faire croire à des bâtiments, des poutrelles, des engins de chantier. Mais tout est plat, désespéremment plat.

L’observateur court partout sur le chantier, pendant des heures. Cherchant hommes, machines, constructions. Rien. Rien ne dépasse du sol, pas même une pierre ou une brique, un bastaing, un pot de peinture. Sauf : sauf un gant, retourné sur un piquet minuscule, un gant en plastique rongé par le soleil, coloré de la chimie dans laquelle il a trempé.

Ce gant n’a que 4 doigts.

Il ne lui reste plus qu’à imaginer qui a pu porter un gant à quatre doigts…

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Henri-Pierre Juguet

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