COMMENT ÉCRIRE UNE NOUVELLE (article 2)
RÉSUMÉ DE L’ARTICLE PRÉCÉDENT (il vaut mieux le relire : cliquez ici)
– J’ai choisi une photo
– Et puis j’ai inventé quelques histoires, brièvement. La carrière, le carrier, mort ou pas mort, son ex-femme, son fils, le jeune couple parti faire le tour du monde, les deux quinquagénaires qui construisent une sorte de monde du Facteur Cheval…
– On peut inventer histoires, scénarios, allégories ou autres récits, même les plus farfelus … il devra toujours y avoir une logique interne.
MAIS POUR ÉCRIRE ?
Mon imagination, vous l’avez vu, n’est pas en peine, parmi les mille histoires que je pourrais raconter il faudra bien en choisir une. Mais dans la réalité il est fort à parier que j’en choisirais bien sûr une autre si je décidais d’écrire à partir de cette photo ! Et puis tout ceci n’avait jusque là concerné que les pierres. Pourquoi voit-on ce morceau de verre qui brille au soleil ? On pourrait envisager autant d’histoires que pour les pierres. Plus, même, parce que les pierres étaient là depuis le début, depuis des temps géologiques (à première vue elles datent du Jurassique final ou du Crétacé) et il n’y a pas forcément à dire sur l’origine de leur présence dans ce sol (sauf à parler peut-être de Monsieur Rodger, l’arrière-grand-père, qui fut à l’origine de l’ouverture de la carrière pour trouver le matériau qui allait permettre de construire la gare du village, la première gare du canton… Vous voyez, cela nous entraînerait bien loin encore).
Non, pour le tesson de verre rien ne saurait être aussi simple. D’où vient-il ? Bouteille ? verre ? fragment d’ampoule d’éclairage ? vase ? objet de culte dérobé dans une église de la région voisine, amené ici pour le cacher avec une partie du reste du butin, cassé en récupérant ce même butin ? Les hypothèses sont si nombreuses qu’il serait bien improbable de pouvoir les dire toutes. Et cela seulement pour envisager l’arrivée du tesson à cet endroit précis !!! Ensuite il faudrait dire ce qu’il devient, ou ce qu’il est déjà devenu, ou ce qu’il deviendra. Peut-être qu’il était un souvenir rapporté d’un pays lointain par le jeune couple de tout à l’heure qui n’a pas construit sa maison ? Le morceau appartient à une bouteille qu’ils ont rapportée emplie du sable de la plage d’une île presque inconnue des cartes maritimes, sur laquelle ils ont conçu leur premier enfant, un soir aussi merveilleux que les soirs dans les films à l’eau de rose. Ils ont gardé quelques poignées de sable dans la bouteille, toujours avec eux sur le bateau même quand les enfants ont grandi. Des années après ils sont revenus pour une sorte de pèlerinage amusé afin de verser le sable gris dans la carrière. Mais les enfants avaient apporté un ballon, le ballon s’est échappé, il a heurté la bouteille, l’homme l’a échappé, la bouteille est tombée, s’est brisée, le sable s’est échappé, ils ont ramassé les débris car ils sont du genre propre et font attention à la nature, mais ont oublié ce petit morceau qui brille aujourd’hui au soleil, sur cette photo, et qui a échappé à leur vigilance. Vous voyez comme je ramène astucieusement la conversation sur le point de départ : la photo ? Cela bien sûr annonce que la fin de l’histoire approche. C’est une épanadiplose (narrative), un procédé très courant mais qui fait toujours son effet. Au passage, je vais faire mon « guide touristique » : vous observerez la répétition de « échapper » qui à la fois lie les phrases et à la fois induit un rythme… et insiste également sur le caractère aléatoire de ce petit évènement. A vrai dire j’avais commencé par écrire avec d’autres verbes, des phrases tournées autrement, mais ce petit jeu sur « échapper » m’a amusé et j’ai refait la phrase et le paragraphe…
ET L'ÉCRITURE, ALORS ?
Eh oui, je n’ai dit là que les choses que je pourrais écrire. Pourrais. Il y en a tant d’autres…
La narration c’est le choix entre toutes ces possibilités (et quelques centaines d’autres) et c’est la manière dont je vais conduire le récit. Pour induire un suspense, pour tenir le lecteur en haleine, pour lui insuffler une idée ou une émotion quelle qu’elle soit, selon ce que j’aurai décidé avant d’écrire ou selon ce qui se sera imposé pendant l’écriture, par l’écriture elle-même.
Mais écrire… ce n’est pas cela. On peut raconter la même histoire en deux lignes ou en deux mille pages (pour deux mille pages il faut tout de même beaucoup de matière au départ !).
Ecrire c’est trouver le détail, l’agencement, la forme grammaticale pertinente, le mot juste, le zeugme ou l’anaphore ou d’autres formes empruntées à la rhétorique qui donneront au texte un aspect qui sera votre signature. Votre style.
Ecrire c’est trouver comment privilégier les adjectifs, ou les adverbes, ou un style sans fioritures, direct, presque brut, pour exprimer de la meilleure manière possible ce qui doit être dit, de la manière la plus pertinente à tel moment précis.
Plus haut j’ai écrit : « Mais les enfants avaient apporté un ballon, le ballon s’est échappé, il a heurté la bouteille, l’homme l’a échappé, la bouteille est tombée, s’est brisée, le sable s’est échappé, ils ont ramassé les débris car ils sont du genre propre et font attention à la nature, mais ont oublié ce petit morceau qui brille aujourd’hui au soleil, sur cette photo, et qui a échappé à leur vigilance.. » Un peu plus de trois lignes. A cet instant de mon texte j’avais déjà inventé beaucoup de péripéties différentes, avec des personnages différents, avec des circonstances différentes, des émotions différentes, des buts différents. Alors ce nouvel avatar de l’histoire ne pouvait être une fois de plus développé, même un peu. J’ai donc changé de ton, employant pour cet accident une simple énumération d’actions, platement descriptive mais s’enchaînant très vite pour évoquer la soudaineté qui est celle de tout accident, pour en faire sentir l’irréparable brièveté. On pouvait faire encore « pire » : « Les enfants jouent, ils échappent leur ballon, qui heurte la bouteille, l’homme l’échappe, elle tombe, se brise, le sable s’échappe, les parents ramassent les débris mais un tesson a échappé à leur vigilance, celui qu’on voit maintenant sur la photo » (1. Finalement « échapper » n’est plus forcément nécessaire, sous cette forme on peut diversifier les verbes, 2. le rythme commence de manière serrée puis s’élargit en allant vers la fin de la phrase, comme le faisait Frescobaldi (compositeur italien, 1583-1643) dans son écriture musicale, de manière assez constante et caractéristique).
ECRIRE, UN DÉBUT D'EXIGENCE
La forme des phrases, leur longueur, leurs options grammaticales, influent de manière définitive sur le rendu du texte. À cela s’ajoutent les options de vocabulaire : lexique de différents niveaux : populaire, soigné, recherché. Les ponts entre eux : toujours consécutifs, ne jamais sauter une étape sauf effet de style évident ou dialogue d’un personnage typé (dans un sens ou dans l’autre). C’est la stratégie d’écriture. Voilà ce que j’appelle « écrire ».
Par exemple. Dans mon histoire deux avocats se rencontrent, ils se connaissent depuis longtemps car ils sont tous les deux de « bonne famille », comme on disait autrefois, et leurs parents se fréquentaient des des salons et des réceptions dans lesquels toute la bourgeoisie de la ville s’entassait ^pour être sûre qu’on le voit bien et qu’on comprenne bien son pouvoir. Noblesse de robe, imbue d’elle-même, un côté « fin de règne ».
Ils parlent avec une certaine hauteur, d’un ton suffisant, usant d’un vocabulaire châtié trahissant leur milieu et les grandes écoles qu’ils ont suivies, parfois comme condisciples. Si tout à coup l’un des deux profère : « Mais t’es con, toi ! C’est quoi que tu racontes comme connerie ? Tu crois que c’est mon truc, ça, les bouffonneries du proc’ (procureur) ? C’est un nase, ce gusse, et c’est pas en glaviotant sur nous z’autr’ les avocats qu’y va se faire des potes ! » Euh… on comprend dans cet exemple outrancier que cela ne marche pas. Sauf pour faire un effet comique (plutôt théâtral ou cinématographique d’ailleurs). Il n’y a pas de cohérence et la chute de trois ou quatre degrés d’un seul coup du niveau de langage n’a aucun sens.
A l’inverse, si parmi un groupe d’adolescents très remontés, même alcoolisés pourquoi pas, vociférants, éructant des phrases sans fin ni début avec force gestes, si parmi ce groupe l’un des plus virulents prononce : « Allons, Messieurs ! Point n’est besoin ici, au cours de notre dispute légitime, de crier et de jurer. Que la bonne entente et la paix, la sérénité des discussions et l’écoute de son prochain soient notre usage commun ! » on comprend que cela ne convient pas plus qu’avec mes avocats de l’exemple précédent…
LES MOTS
Aucun mot ne doit être présent pour la seule raison qu’il est le premier à se présenter à l’esprit, parce qu’il est celui qui est consacré dans telle situation qu’on décrit à ce moment là. Au contraire, ce mot est banni pour ces exactes raisons.
Et de même, souvent, banni pour l’ordre dans lequel on le place au milieu des expressions. (Mais alors attention à ces horribles inversions qu’on voit si souvent ! S’il n’y a pas nécessité littéraire, stratégique et poétique d’une inversion ce n’est qu’une vilaine habitude et un procédé déplacé et vain. Même bien souvent en Poésie).
Aucun mot ne doit être là par hasard, ni par son sens, ni par la place qu’il occupe, ni par la musique qu’il dégage. Mon écriture pourrait à certains paraître facile et « couler de source » (mais quelle source ?) mais il n’en est rien. J’y cours, j’y vole, j’écris vite, mais très souvent il m’arrive de revenir, pour des questions de cohérence, de reprendre et changer totalement un, deux, trois paragraphes du début parce qu’ils ne correspondent plus à la fin ou au développement. Ou entraînent des erreurs de logique, de chronologie, de cohérence interne.
J’ai parlé plus haut d’épanadiplose parce que de la photo du départ je revenais à cette même photo. Mais c’était une fausse sortie. La véritable épanadiplose (narrative) est dans les derniers paragraphes ici, mais de manière beaucoup plus subtile. Elle ne porte pas sur un mot ou une circonstance ou une image : elle porte sur le sujet même de l’article. Parti de la notion d’écriture je me suis amusé à voyager dans les histoires, les récits, les suppositions, les inventions parfois loufoques… et j’ai fini par un retour à ces notions d’écriture…
Epanadiplose… il se trouve que j’ai un amour particulier pour ce mot.
P.S.
P.S. : Dans un autre article (plus court peut-être, plus court ?) je vous raconterai comment vient l’imagination. Puis dans un autre comment choisir ses formules grammaticales et ses mots. C’est passionnant !!
Je ferai aussi un article sur le Haïku. Non pas un guide pour en écrire, mais quelques réflexions sur ce qu’il peut représenter dans la création, littéraire ou non. Sans faire du tout l’histoire de ce genre ni reprendre à mon compte les travaux d’autres personnes qualifiées.
DES MOTS QUE J'AIME BIEN - un rien de rhétorique
Quelques mots de rhétorique employés ici :
– Epanadiplose. Stricto sensu c’est la reprise, à la fin d’une proposition, d’un mot qui débutait la phrase : « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses ».
Mais on peut étendre le procédé. Si à la fin d’un texte on reprend une phrase, ou même la situation du début… c’est une « épanadiplose narrative » (Je vous passe toutes les étapes et les variantes…)
– Zeugme… C’est l’emploi d’un même verbe pour deux actions différentes, et qui n’ont de préférence par de rapport entre elles. Un des meilleurs exemple que je connais est : « Il sortit de la maison et un révolver de sa poche »… Dans les deux actions : sortir. Mais aucun rapport entre les deux..
– Anaphore. Quand on commence une série de phrase ou de propositions toujours par le même mot. Par exemple une réclame pour un restaurant : « Ici on mange. Ici on mange bien. Ici on est content. Ici on revient, parce qu’on est content d’y avoir mangé et d’y avoir bien mangé. Ici : c’est le restaurant de la Dune ! ».
La suite la semaine prochaine !!!
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Henri-Pierre Juguet
Très intéressant , je vais essayer, il y a une photo au bas du Puy de Mont, qui m’inspire pour créer une nouvelle, c’est celle d’un van abandonné depuis longtemps, il est rempli d’objets improbables, sa peinture, rouge où vert je ne sais plus est écaillé , couverte de saleté, ses pneus écrasés par l’abandon, il attend devant une maison abandonné elle aussi, la dernière au bout du hameau, juste avant le chemin qui même à la rivière, le couple qui avait acheté cette maison ont littéralement disparu, pourquoi? mystère
Bonjour. Il me semble qu’on se connait, non ? (un pseudo qui commence par le mot breton désignant une maison ?) Le Puy-de-Mont n’est pas universellement fréquenté… En tout cas merci du commentaire et oui, c’est une excellente idée, et le sujet paraît tout à fait propice. J’espère que nous pourrons lire le résultat bientôt ? Ou voir la progression du texte ?
Le troisième article « Comment écrire une nouvelle » arrive dans quelques jours. Mais avant je vais parler des calendriers de photos que j’ai fait imprimer et mis en vente, et puis je voudrais aussi publier une histoire, comme d’habitude ! Belle journée, j’ai hâte de lire.