L’IMPOSTEUR

L'IMPOSTEUR FORCENÉ

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

Le gars me regardait comme si j’avais mangé sa sœur. Je ne connaissais pas cette sœur. D’ailleurs il n’en avait peut-être même pas. Il me regardait comme si j’avais mangé une sœur que peut-être il n’avait pas. Je n’ai de toute façon jamais mangé personne. Ou pas en connaissance de cause.

Bien trop peur des maladies.

Il soutenait m’avoir rencontré dans une petite île de la Grèce, à une époque où je ne pouvais pas y être. Matériellement pas. Il me donnait force détails, me racontant le chapeau que je portais, mes sandales, mon maillot de bain, comment je me promenais dans les rues du village uniquement vêtu de ce chapeau, ces sandales, et ce maillot de bain. Grand dieu ! Jamais jamais je ne me promènerais dans un village vêtu d’un simple slip de bain !

J’avais rencontré ce garçon par hasard, par un mauvais hasard, quand il avait pris part à une discussion à laquelle il n’était pas invité, discussion que je menais avec deux ou trois de mes amis. Nous étions à la terrasse d’un café, dans une petite ville bien tranquille, une station balnéaire à l’ambiance familiale, et la discussion portait sur les antonomases les plus célèbres. L’un citait le Préfet Eugène Poubelle, l’autre citait Alexis Godillot, industriel bisontin. Notre ami J-B. parlait d’Harpagon, de Trissotin, de Tartuffe. On lui dit que c’était des personnages de fiction et que ça comptait moins. Rires. Il se rattrapa en nous lançant Silhouette. Etienne de Silhouette, philosophe du XVIIIe siècle qui fut brièvement ministre des Finances… et qui inventa le procédé de portrait qui consiste à projeter une ombre sur une feuille de papier et dessiner ainsi le contour du profil. Ah, cette fois, c’était un personnage bien réel ! On accorda Silhouette à J-B.

Et puis je fis rire tout le monde en évoquant le formidable peintre normand Eugène Boudin… qui n’était pas l’inventeur du boudin de porc ! La blague nous amusa beaucoup mais un personnage qui était à une table à côté de la nôtre s’immisça dans la conversation. Sans qu’on l’y invitât, sans un mot d’excuse pour cette intrusion. Il interrompit même D. qui s’apprêtait à rebondir sur ma blague, comme il le fait si souvent.

Je revois encore ce garçon à ce moment. Le cheveu un peu en broussailles, habillé sans goût et mal rasé, des épaves de chaussures dont il était difficile de découvrir la couleur originelle. Ses yeux sombres enfoncés au fond de leurs orbites lui donnaient un air peu avenant. Son cou se tendait vers nous et il avait l’air plutôt hagard. Sur un ton agressif et d’une voix désagréable, un peu pointue, beaucoup pincée, il proféra cette ineptie drolatique :

 » Eh si !!! C’est Boudin le peintre qui a inventé le boudin ».

On éclata de rire. J-B., qui aime la plaisanterie, lui dit bravo, elle est bien bonne, celle-là. Mais le gars ne le prit pas à la rigolade. Il se donna un air fâché et affirma d’un ton cassant :

« Ah ben si ! » Et il ajouta « On fait les malins mais on sait même pas ça ? »

Échange de regards entre nous. Il était vraiment sérieux ? Ou bien faisait-il semblant de le prendre mal ? Il y a des gens, comme ça, dont l’humour est agressif. Ils croient être au deuxième degré… mais ils ne sont que dans l’agressivité. Ou l’ineptie. Voire la bêtise crasse.

« Alors ? vous avez rien à répondre ? »

Que voulait-il qu’on lui réponde ? D., qui aime la précision, lui expliqua que Boudin était né et 1824, et qu’on mangeait déjà du boudin bien avant cette date !

La réponse nous scotcha (tiens, une autre antonomase !). « Qu’est-ce que t’en sais, toi, tu y étais ? »

La violence du propos et la grossièreté du personnage nous surprirent. Nous lui tournâmes le dos. Echange de regards entre nous, haussements d’épaules et hochements de tête. Mais il n’en avait pas fini !

« Eh dites donc, les Quatre Moustiquaires, je vous cause ! »

On a pouffé à cause des moustiquaires. Certes, il nous causait… mais nous on ne lui causait pas !

D., encore lui, se retourna une dernière fois vers le garçon et lui redit l’impossibilité de son affirmation. Mais l’autre n’en voulait pas démordre.

« T’es vraiment nase, toi ! On en bouffait avant, bien sûr, mais ça ne s’appelait pas du boudin. Ça s’appelle du boudin parce qu’Eugène Boudin en mangeait quatre fois par jour, que c’était connu dans toute la ville de Périgueux, et c’est pour ça, idiot ! »

Pour ceux qui ne le saurait pas, ce merveilleux peintre était né à Honfleur, un très charmant petit port normand. Pour ma part je dirais même un des plus charmants ports de toute la France, fréquenté par beaucoup d’artistes. D. ne releva pas « Idiot » et c’est fort heureux. Sous des allures assez banales, d’une stature presque effacée, il était un expert de plusieurs arts martiaux et sports de combat et avait servi, au sens militaire du terme, sur des théâtres d’opération où il fallait parfois être capable d’éliminer (je veux dire définitivement) son adversaire en quelques secondes et à mains nues. Il le pouvait. Une simple gifle ou une bourrade de D. pouvait, même sans être très appuyée, envoyer n’importe qui à l’hôpital pour des longues semaines.

Le type commençait à être plus que lourd. Le garçon du café tenta de le raisonner et lui demanda de quitter l’établissement. Il se fit menacer d’une paire de gifles et il rentra dans la salle en disant que ça n’allait pas bien finir.

L’importun nous traita encore d’idiots, collectivement cette fois, puis monta d’un cran avec « crétins », répéta à qui voulait l’entendre qu’Eugène Boudin avait donné son nom à la charcuterie, il donna même des détails, nous traita de cons. Il nous affubla même du qualificatif de « Vieux » !

Cela fit rire J-B. et D. parce le personnage ne devait pas avoir plus de sept ou huit de moins que nous, qui étions tous du même âge. Notre rire le fit redoubler de rage. Au moment où il commençait à se lever, voulant probablement joindre le geste à la violence de ses propos, et totalement inconscient de la situation dans laquelle il allait se fourrer lui-même, apparurent deux casquettes bleues de policier par dessus la petite haie qui fermait cette terrasse tranquille. Excellente chose, car cela éviterait des complications et d’avoir des explications à donner plus tard. Il se rassit, appela le garçon du café avec une insulte, jeta l’argent de l’addition par terre et s’en fut en renversant une table et trois chaises.

Après un moment de stupeur nous avons ri de l’épisode surréaliste que nous venions de vivre. On inventa plein de variantes. Nous ne manquons jamais d’imagination et ce fut un festival.

Les maisons ont été inventées par Barnabé Maison, cocher d’un pépiniériste alsacien.

Les arbres ont été créés par Marie-Louise Larbre, lingère à Amboise.

Les placards par Françoise Placard, épouse d’un obscur chef de rayon dans un magasin de bricolage, spécialisé dans les meubles de rangement, passionné par l’élevage de canards de Barbarie.

Les mouches sont l’œuvre de Sébastien Mouche, également inventeur des bateaux qui portent son nom et font visiter Paris par la voie fluviale aux touristes à l’âme romantique.

L’après-midi s’étirait, on décida d’aller dîner ensemble dans un établissement réputé où on nous servit de la nourriture très en dessous de la réputation de l’établissement. Je fis remarquer aux autres que c’était de plus en plus souvent.

Du temps passa. On se revoyait de temps en temps, à l’occasion de vacances dans une région ou une autre. Mais toujours proche de la mer. Nous avions ceci en commun qu’il nous était difficile et même pénible de nous en éloigner trop.

Peut-être une dizaine d’années plus tard je croisais, lors d’un des très rares séjours à la montagne que je fis dans ma vie, le même garçon. Je le reconnu immédiatement. A vrai dire il était encore plus vilain et hargneux qu’autrefois. Il était impossible de se tromper. Pour un peu, j’aurais dit qu’une décennie plus tard il portait toujours les mêmes vêtements et les mêmes chaussures éculées. L’épisode Boudin, comme nous appelions mes amis et moi cette cocasserie, nous faisait encore souvent rire. Je regardai ailleurs mais le type s’avança vers moi.

– « Ah, salut !! Tu deviens quoi, toi ? »

– « Bonjour monsieur ».

– « Tu te rappelles pas de moi ? »

– « Excusez-moi, non. » Et je ne voulais pas évoquer l’épisode Boudin, infiniment trop ridicule.

– « Mais si, en Grèce ! »

Je n’ai jamais mis les pieds en Grèce, je ne suis pas un grand adepte du soleil.

– « Ben, tu sais, dans l’île, là, je sais plus le nom, l’île Machin. Machinos ».

Cela le fit rire.

Pas moi.

– « Tu te baladais tout le temps avec un slip de bain bleu avec des étoiles de mer roses et jaunes »

Grand Dieu !!! Même tout seul dans ma salle de bain fermée à clef je ne mettrais jamais une pareille horreur.

Il reprit :

– « C’était en xxxx ». La date qu’il me donna était impossible. J’étais en voyage à l’autre bout du monde, il y avait des millions de gens qui pouvaient en témoigner puisque que tout avait été filmé et diffusé ensuite dans des émissions télévisées, des documentaires, et même un long métrage ! Quand je lui fis remarquer il haussa les épaules et dit que ça ne l’intéressait pas.

Il me décrit le chapeau que j’étais censé porter alors. J’ai toujours un chapeau, c’est vrai, mais pas n’importe quel couvre-chef. Soit un feutre noir très élégant, soit un Panama tous aussi élégant, parfois une casquette de marine. Blanche ou bleue selon la météo du jour. Et voilà qu’il m’affublait d’un horrible Bob publicitaire.

– « Mais voyons ! Regardez le type de chapeau que je porte ! » (J’avais un Panama de très belle facture). « Je ne porte jamais de Bob, monsieur, je trouve cela particulièrement moche ! »

– « Je m’en fous aussi. T’avais un Bob, c’est tout. Et puis des nu-pieds avec des chaussettes. »

Ce type était fou. « Même qu’elles étaient rouges, les chaussettes, et que tout le monde se foutait de ta gueule ».

Et il n’était même pas saoul…

Je réfutais tout : je n’étais jamais allé en Grèce, cette année-là des millions de gens savaient où j’étais, je ne porte jamais de Bob, non plus que de slip de bain en public, ni de sandales avec des chaussettes rouges.

– « Mais si, crétin, puisque je t’ai vu comme ça ! »

Ah, son vocabulaire était resté le même…

– « Monsieur, vous vous trompez, c’est tout. Vous confondez. » Et je voulus passer outre.

Mais il poursuivit, m’accompagnant sur le chemin.

Et j’avais fait ceci, j’avais dit cela, je connaissais untel et untel (que je ne connaissais bien sûr pas du tout, ce que je ne regrettais pas puisque apparemment c’était des amis à lui). Il se rappelait parfaitement quand je l’avais invité à un barbecue géant que je donnais sur la plage pour fêter mes soixante ans.

Je ne répondais pas aux autres affirmations qui fusaient depuis plusieurs minutes mais là, tout de même, je pouvais le coincer. Je sortis ma carte d’identité et lui montrai ma date de naissance.

– « Vous voyez bien, mon ami, que je ne pouvais pas avoir soixante ans il y a dix ans puisque j’en ai maintenant cinquante-trois ! »

Il me regarda, cracha par terre, et dit :

« T’es encore plus con que je pensais ! T’as oublié même ton âge et comment tu t’appelles ! »

Quand je racontai l’aventure à mes amis, la fois suivante où nous nous rencontrâmes, ils me dirent qu’ils avaient subi exactement la même chose, de la part du même gars.

Cela arrive vraiment qu’un crétin poursuive des gens à travers tout le pays pour les harceler de stupidités ?

Nous décidâmes qu’il était Monsieur Philibert Emmerdeur, et qu’une antonomase avait donné son nom à une catégorie d’humains malheureusement assez répandue…

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Henri-Pierre Juguet

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