LES VERRES

LES VERRES

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

J’avais les yeux chercheurs qui ne regardaient qu’au ras des tables, des étals, des tréteaux. Les yeux fureteurs qui cherchaient une affaire, ou une image, ou une anecdote amusante. Ou peut-être terrifiante ! J’avais l’œil photographique qui ne pensait qu’à imaginer l’image, l’image finale mais pas définitive. L’image que pourrait m’offrir un amas de casques coloniaux, trois vieilles louches étamées dont l’une percée, un masque à gaz de l’armée française, une invraisemblable pile de disques vinyl non triés, un tiroir poussiéreux rempli de boutons poussiéreux et dépareillés mais de poussière parfaitement assortie. Les rencontres appelées « vide-grenier » sont souvent des occasions uniques de connaître ce qui a été à la mode, ce qui a suscité des envies, des désirs, des convoitises peut-être.

Que pouvaient donc entasser les gens qui mettent en vente leurs trésors dérisoires ? Quand ils étaient jeunes, quand leurs parents étaient encore là, quand leurs parents étaient jeunes, quand leurs grands-parents etc. On étale tout, parce qu’on y a perdu tout intérêt, tout amour, toute estime, même, et que l’objet convoité est devenu un fardeau.

Je ne regardais personne, les gens je pouvais les voir avant, ou après, parce que je connaissais le village, parce que je pouvais revenir. Ils n’étaient pas la nouveauté, l’inattendu, l’exotisme. Alors seul le contenu des tables établies avec plus ou moins de hâte retenait mon attention, sous un soleil mitigé qui n’écrasait personne mais donnait tout de même à certains étalages des allures de fête de Noël.

Un éclat de couleur, de lumière, furtif et joyeux, me décocha une flèche dans l’œil. Il y avait du rouge, un rouge rubis, profond et riche et lumineux. Des verres sur une table tendue d’une nappe verte. Des verres plutôt précieux, gravés, décorés, avec des ornements verts ou jaunes. La main qui les avait placés là avait pris soin de bien les aligner. C’était presque cossu. Et la soupière de porcelaine qui les accompagnait, blanche aux motifs noirs, donnait à l’ensemble un air de bourgeoisie de province comme autrefois certaines maisons, une vie claire et joyeuse.

Je mis l’œil à mon viseur, me penchait et à l’instant précis où j’allais déclencher une voix jeune et flûtée me demanda, un peu au-dessus de moi, si j’aimais la photo.

Je lève la tête, me redresse et je reste muet d’admiration devant deux yeux d’un bleu si particulier qu’ils en étaient violets. Une seule autre fois dans ma vie j’avais eu la chance d’admirer de tels yeux. C’était un jour de marché, il y a si longtemps que je n’avais alors que dix-sept ans.

La jeune fille de mon âge qui était venue aider son oncle, fleuriste abondant et bavard, me tendait ce que je venais de lui demander sans la regarder. Ses yeux m’engloutirent.

 

Je restai là, incapable de bouger, et elle de même tout aussi incapable. Elle avait le bras tendu par dessus les fleurs, à la main ce bouquet que je venais d’acheter, et semblait ne pas plus toucher le sol que moi-même je ne le touchais. Nous étions suspendus, rivés l’un à l’autre par nos regards d’une telle intensité qu’ils effaçaient le monde. Du temps passa, qui fut interminable sans doute mais qui passa si vite qu’il ne fut alors qu’un instant éternel. Le peu de conscience qu’il me restait du siècle et du marché me fit comprendre que l’oncle, pendant ce temps, avait servi trois ou quatre clientes et lorgnait de plus en plus vers sa nièce.

Mais nos vies étaient tout entières dans cette grâce, dans ces yeux violets qui n’existaient nulle part ailleurs, et qui me fixaient moi, tout aussi perdu dans cet univers n’appartenant qu’à nous deux, jusqu’à la fin des temps et pour ces trois minutes hors du temps.

Le ton rudoyant de l’oncle fit s’écrouler cet univers. « Alors ? tu fais quoi ? »

La jeune fille sursauta, je sursautai, je lui tendis l’argent des fleurs et elle me tendit le bouquet. Mais l’intensité de ce moment n’était pas perdu, il ne s’était pas dissous dans l’espace et demeurait vif comme une heureuse brûlure. Je retournais au marché toutes les semaines de tous les mois qui suivirent mais l’oncle n’avait plus besoin de la nièce, il avait trouver une vendeuse, petite femme brune à l’œil insignifiant. Il finit par me dire qu’elle ne viendrait plus. Je cessai d’y aller.

Et là, soudainement, en prenant cette photo, posté devant ces verres dans lesquels jouait une lumière qui m’inspirait, je me trouvais devant les mêmes yeux, devant la même grâce ensorceleuse. Beaucoup trop d’années avaient passé, le temps de partir loin, de revenir, de voyager jusques aux confins de mes pensées, le temps d’être musicien, d’être en ville, d’être à la campagne là où d’autres n’iraient pas, le temps de hanter les forêts, de connaître dans une corne de bois chaque châtaignier par son prénom, le temps de tutoyer le patron du café au coin de la rue, plus tard dans une ville où je m’ennuyais, d’emmener mes enfants à l’école, de rire en glissant sur la neige et de périr sous le soleil, le temps de rêver de la mer et d’en sentir les odeurs à chaque fois que je ferme les yeux. Beaucoup de temps. Une vie, peut-être.

Qu’était devenue la jeune fleuriste ? Le savent seuls les vents qui emportent nos rêves, le vent qui soufflait devant la porte de Rutebeuf et emportait ses amies, ses amis, et peut-être aussi ses rêves et ses amours.

Les mêmes yeux, tout à coup, éclairaient le visage qui me demandait si j’aimais la photo. Eh pardi ! pourquoi serais-je là, sinon ? Je n’eus qu’un hochement de tête amusé.

Elle s’ennuyait, elle avait sans doute envie de parler. Aimait-elle la photo ? Oui. Aussi.

Je lui demandai si les verres avaient une histoire. Ils avaient une histoire. Sa grand-mère les avait rapportés d’Italie, il y a longtemps, lors d’une voyage qu’elle y fit dans sa jeunesse. On les avait toujours gardés dans la famille, parce qu’ils étaient beaux, parce qu’ils faisaient jouer la lumière, parce que c’était les verres de cette grand-mère qui était devenue une légende familiale pour toutes les choses qu’elle avait faites et pour ce voyage d’Italie.

Ils avaient une histoire, oui.

J’écoutais fasciné ce qu’elle me disait, mon regard revenant sans cesse à son regard, à cette couleur que je ne voyais que pour la deuxième fois de ma vie. Je ne sais pas si elle s’en aperçut.

Il était arrivé six verres rapportés de son voyage, que la jeune femme de l’époque gardait précieusement dans une boite de bois capitonnée de velours crème s’accordant avec le rouge des verres. Elle interdisait qu’on y touche, n’ouvrant la boite que pour les contempler. Un jour elle ouvrit la boite et en découvrit un brisé. Personne ne s’accusa, personne ne comprit comment le verre s’était cassé tout seul dans la boite, personne n’avait même eu accès à cette boite.

La jeune femme d’alors retira le verre, en dispersa les débris, et plaça dans la case qui lui revenait un petit billet manuscrit portant d’une écriture fine et délicate la date où le verre s’était brisé.

Une année plus tard elle était mariée et attendait son premier enfant, la mère de la jeune personne qui me racontait cette légende familiale.

La demoiselle me dit qu’elle était par hasard elle-même née à la date anniversaire de celle marquée sur le billet. Je trouvai cela peu ordinaire.

En souriant pour ne pas l’inquiéter je lui fis remarquer combien elle avait des yeux rares. Elle me sourit et me dit que c’était de famille : sa mère avait les mêmes, et sa grand-mère aussi, celle des verres. Il n’est pas impossible que les battements de mon cœur se soient légèrement accélérés.

 

Comme je lui demandai la date sur le billet la demoiselle derrière son étalage me donna celle qui correspondait à mon propre mariage. Et m’assura que ce jour, à ce qu’on disait dans sa famille, avait changé complètement la chère grand-mère, comme si une ombre avait passé sur le reste de sa vie un voile empesé d’une petite tristesse. C’est ce qu’il se disait, dit-elle dans un petit rire. « Mais moi, bien sûr, je n’étais pas encore là pour le savoir, parce que je n’étais pas encore née ! » La jeune femme me fit un clin d’œil. Bien sûr, tellement jeune…

Je pris la photo, et continuai ma promenade, l’œil aux aguets comme avant, mais une sorte de douceur un peu amère dans le ventre. La peste soit des oncles fleuristes.

Chacun imaginera ce qu’il veut, les plus emportés écriront des romans ou feront des films, les plus rêveurs pourront sourire en laissant tout cela dans un coin de leur tête, et les cyniques seront autorisés à en rire.

Vous avez déjà vu des yeux violets, vous ?

N’oubliez pas de laisser un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.

Henri-Pierre Juguet

2 réflexions sur “LES VERRES”

  1. Quand j’étais plus jeune, j’avais des yeux magnifiques. Gris en cas de colère, violets en cas de bonheur.
    Aujourd’hui, j’ai des yeux bleus profond. C’est pas mal non plus !
    J’aime beaucoup ton histoire, Henri-Pierre !

    1. Henri-Pierre Juguet

      Bonjour Jeanne. Je ne doute pas que tu as toujours des yeux magnifiques ! Merci pour aimer cette histoire. Presque tout y est vrai, pour une fois 🙂

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