LE VOISIN REPEINT SON VÉLO
Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !
Chaque année, exactement au dix-huit septembre, le voisin repeint son vélo. C’est pour lui comme une sorte de rite, un passage obligé qui lui ouvre la saison d’automne et par delà également la saison d’hiver.
Il commence par installer sur le trottoir une grande bâche de plastique, qu’il remonte sur le mur de sa maison en la scotchant sur la pierre. La bâche est déjà presque un décor en soi. Elle remonte jusqu’à un mètre cinquante environ, sur quatre mètres de large, et couvre le trottoir jusqu’au caniveau. Il utilise la bâche plusieurs années de suite, toujours pour repeindre le vélo, ce qui fait qu’elle a des traces de peinture de plusieurs couleurs. Cette année : une sorte de rose qu’on n’imagine pas à première idée pour un vélo.
Je ne sais pas pourquoi il fait cela immuablement le dix-huit septembre. On pourrait se demander « Et s’il pleut ce jour-là ? » la réponse est à la fois simple et curieuse. Il ne pleut jamais le dix-huit septembre. Parfois, bien sûr, il pleut dans la région, mais pas sur notre ville. Il est arrivé aussi qu’il pleuve sur la ville, mais les averses s’arrêtaient au seuil de notre quartier. Une fois, même, il a plu à cette date, et dans notre quartier. Tout l’après-midi. Et ce fut cette année-là, et cette seule année-là, que le voisin avait fini de peindre dès le matin.
Les météorologues à qui j’ai demandé me disent soit que c’est impossible, soit que je me trompe de date, soit que j’invente des histoires pour me moquer d’eux, soit même que mon voisin a une chance infinie. Ce qui est peut-être également vrai.
Il avait repéré cette date après une vingtaine d’années d’observation. Et s’il l’avait particulièrement observée c’était que c’était la date anniversaire de sa grande sœur, championne cycliste et disparue un jour dans un col des Pyrénées, pas même pendant une course, pendant une simple promenade comme en aurait faite n’importe qui. N’importe qui capable tout de même de grimper à vélo un col pyrénéen. On avait retrouvé son vélo, sa casquette, une lettre malheureusement illisible parce que mâchouillée par un ours, mais c’est tout. Il avait cru l’apercevoir, beaucoup plus tard, en gare de Bordeaux, accompagnée d’un fort gaillard exotique vêtu d’un immense manteau de fourrure, comme seuls les russes peuvent en avoir, et traînant quelques bambins blonds et chamailleurs. Mais c’était un peu loin et il n’était pas arrivé à les suivre. A la réflexion, longtemps après, il se demandait si cela pouvait vraiment être sa sœur.
Toujours est-il qu’à cause de cette disparition un dix-huit septembre il avait considéré que pour lui le premier jour de l’année serait à cette date. Et qu’à cette même date, chaque année, il repeindrait son vélo. Ce qu’il faisait.
Dès la première année j’avais eu l’idée de le photographier. Car il est rare, tout de même, qu’on entreprenne ce genre de travaux dans l’espace public. Tous les ans il changeait de couleur et j’ai dans un tiroir toute la collection des couleurs, année après année. Il le savait et craignait qu’un jour je n’en présente toute la série dans une exposition ou un livre. Il prit les devants et m’adjura de n’en jamais rien faire.
« Pourquoi ? vous craignez des ennuis avec la police parce que c’est interdit de faire ça dans la rue ? »
Il sourit.
« Non non, pas du tout. »
Et il m’expliqua doctement que l’enchaînement des couleurs pouvait constituer un message dans un certain code qu’utilisaient certains villages basques reculés. Très peu de gens connaissaient encore ce code, ni même son existence, mais il ne voulait pas prendre de risque, parce que le message pourrait paraître à certains un peu déplacé. Je lui demandais ce qu’il appelait « déplacé » mais il sourit encore et ne voulut pas me répondre.
J’ai envoyé la série de photos à un ami spécialiste en cryptographie, cryptanalyse, en chiffrements de tout genre, et il m’a répondu que le code était impossible à déchiffrer. « Il y a bien un code mais je ne peux pas trouver ». Le voisin, bien entendu, ne voulut même pas me donner le début du commencement d’un indice.
Je continuais donc à photographier chaque année le rituel en hommage à la sœur disparue… ou pas disparue. Mangée par un ours ou enlevée par un manteau en fourrure d’ours. La bâche, le démontage de la bicyclette en pièces détachées, poser le cadre sur la bâche, peindre le cadre à la bombe, ôte les cadre, peindre les roues, remonter le tout. Avec ces peintures à séchage rapide que l’on fait maintenant l’opération ne prenait pas plus de deux heures, deux heures trente s’il me prenait l’envie de faire plus qu’une photo et que j’entamais la conversation.
Les couleurs étaient souvent inattendues. Le rose de cette année, certes, mais il y eut aussi du vert pomme, une sorte de bleu très intense développé par un peintre dont j’ai oublié le nom, un jaune éblouissant, quelques rouges allant du rouge cadmium clair à un rouge de mars obscur et terreux qui n’était pas du plus bel effet et n’apportait pas la joie à qui le regardait. Et des choses plus exotiques. Le produit phare d’un fabricant de peinture qui donnait des tons irisés, un travail réalisé au pinceau et à la brosse à dent qui ondoyait en ligne souples tout au long du cadre, une peinture fluorescente à laquelle il rajouta des étoiles vertes carrément luminescentes, comme autrefois les aiguilles lumineuses des réveils de voyage. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire dans un langage à peu près oublié de quelques villages de montagne ?
Un jour j’ai offert une bière au voisin. Puis une deuxième. Comme je n’en avais apporté que quatre il laissa là le vélo, la bombe de peinture, les outils, et on se retrouva dans ma cuisine à boire d’autres boissons plus fortes. J’avais une cave à alcool un peu développée et on essaya pas mal de choses. Du Curaçao triple sec (pas le bleu, boisson uniquement décorative), divers distillats obtenus plus ou moins clandestinement avec des fruits du petit jardin que j’avais à l’extérieur de la ville et une cocotte-minute transformée par mes soins en alambic rudimentaire. Des vodkas plus ou moins frelatées, des whiskys de même et une eau de vie que fabriquait encore mon propre père peu d’années auparavant et qui aurait logiquement dû l’emmener en prison.
Après quelques verres le monde était devenu une notion assez floue, le temps se déroulait dans un sens ou l’autre au choix, et les langues s’étaient déliées sans qu’on su exactement comment. Il me raconta n’avoir jamais rencontré sa sœur à la gare de Bordeaux, surtout dans un tel équipage, qu’elle n’avait jamais été championne cycliste, n’avait même pas de vélo, et de toute façon que cette sœur n’avait jamais existé. Il avait tout inventé pour s’amuser, faire son intéressant -comme le disent des enfants leur parents peu enclins à la fantaisie- et susciter la curiosité. Son langage à ce moment n’était bien sûr pas aussi clair, à cause des distillats qui non seulement ont la fonction d’alcooliser les conversations mais possèdent également des propriétés portant sur le cervelet, centre de l’équilibre. La distillerie de mon père achevait le travail.
La seule chose qui était vrai c’était cette histoire de lettre trouvée lors de l’ascension en touriste d’un col des Pyrénées, mais elle n’était pas vraiment mâchouillée par un ours, pour la bonne raison que les ours ne s’aventurent jamais près des routes. Et cette lettre contenait les clefs du code des couleurs que comprenaient encore quelques villages de la montagne basque. Selon toute vraisemblance elle avait été perdue et peut-être que les amis du maladroit se demandaient encore si longtemps après comment il pouvait bien avoir disparu.
Moi j’avais mon compte et je m’écroulai sur mon canapé, endormi avant même de toucher les coussins. Quand je me réveillai, quelques heures plus tard, la tête en feu et la langue pesant une locomotive, je me traînais jusqu’à la fenêtre. Plus de bâche, plus de vélo, plus de peinture. Il avait terminé son rituel surprenant et avait eu le temps de tout ranger. Et d’éliminer tout l’alcool ingurgité. Il passa juste devant la maison, sur le vélo aux nouvelles couleurs, et me fit un joyeux signe de la main.
Mais finalement, pourquoi avais-je pris une telle cuite ?
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Henri-Pierre Juguet
Très jolie nouvelle
Merci beaucoup 🙂 En ce moment j’en publie environ 2 par semaine (et j’en écris donc autant !) . Revenez souvent !