LE VIEUX SEAU – Deuxième

LE VIEUX SEAU - Deuxième

A Christine Lacourte, pour qui cela m’a amusé d’écrire ce texte. J’espère qu’elle s’en amusera.

J'ai AndyWarholisé la photo. Etonnant, non ?

Le vieux seau

Georgio croyait avoir jeté le vieux seau dans une mare abandonnée à quelques dizaines de mètres de sa maison au bord du village mais il l’avait retrouvé dans le fossé qui longeait sa propriété.

Au début il ne l’avait pas reconnu. Alors que l’objet dont il s’était débarrassé était tout usé, terne, délavé, taché de partout, celui du fossé avait repris des couleurs. Pas encore vives, pas encore saturées, mais des couleurs, des vraies. C’est à ses trous et ses déchirures qu’il l’avait reconnu. A sa rouille, aussi, qui faisait des taches bien précises. Qui a entendu parler d’une histoire pareille ? Il ramassa l’objet et retourna le jeter dans la mare. Mais une autre mare, plus abandonnée, plus loin dans le bois, où n’allaient plus boire que des biches, des chevreuils, et bien entendu des sangliers. Toutes les traces de pattes se mélangeaient dans la boue fraîche autour de l’eau. Avec quelques empreintes de goupils et même celles d’un chat !

Georgio pensait bien que le seau retournerait totalement à la nature, quel que soit le temps que ça prendrait. Un an ou un siècle : le fer finit toujours par retourner à la Terre.

Deux jours après le seau était revenu dans son fossé.

Avec cette fois une transformation plus prononcée encore. Toutes les taches, tous les reflets, toutes les souillures avaient pris des couleurs plus vives, coruscantes, saturées.

Avec circonspection il observa le seau en se déplaçant un peu, il eût tourné autour s’il n’avait pas été dans un fossé. Il hésitait à le ramasser de nouveau. Où le jeter maintenant ? Il se dit que le déposer dans une troisième mare aurait le même effet. Une ancienne carrière ? Il y en avait plusieurs à proximité. Petites, abandonnées, plus visitées par personne. Bonnes cachettes pour un bon débarras ? Il hésitait.

Georgio était dubitatif : pourquoi le seau revenait-il ? Comment revenait-il ? Qui revenait à chaque fois le replacer dans le fossé ? L’objet était arrivé un jour dans la cour de sa maison, sans qu’il sache d’où il venait. Il n’avait jamais eu l’usage d’un tel seau, ce n’était pas un souvenir, une relique, pas un objet usé par lui ou ses proches : juste un seau de fer blanc qu’une main inconnue avait posé devant sa porte. Et comme il ne savait qu’en faire et que cela l’avait prodigieusement énervé il l’avait simplement jeté dans le fossé. Puis, énervé par sa vue dès qu’il sortait de chez lui, il l’avait jeté dans la première mare, puis la seconde. Et chaque fois un peu plus énervé par la tendance à persister qu’ont parfois les objets matériels qui devraient avoir pourtant la décence de disparaître.

Georgio réfléchit à cette situation ridicule. Il avait nettoyé le seau, l’avait briqué, s’était alors aperçu que le renouveau de l’aspect du seau n’était pas dû au hasard mais bien à une restauration extrêmement bien faite, que les couleurs vives étaient dues à des couches fines de peinture très savamment articulées afin que de loin on puisse croire au côté naturel de ces couleurs (même trop vives). Alors il avait ramassé le seau, puis l’avait un peu vernis pour stabiliser les couleurs et la rouille ravivée, et maintenant il trônait sur un socle noir au milieu de son salon. Mais cela ne disait rien des tribulations de ce rebut invraisemblable. Certains de ses amis, sans doute un peu snobs, le prendraient probablement pour une œuvre d’art, une sculpture si on peut dire. Mais lui voulait simplement le garder à l’œil.

Avec l’installation du seau dans son intérieur l’homme avait pris un risque inconsidéré. Il ne pouvait rien en savoir à cet instant, bien sûr, mais la suite prouva que c’était le cas. D’abord il reçut un courrier. Une lettre qui n’était pas passée par la Poste mais qui l’attendait dans sa boite au bord de la route. Dedans : une photo. D’un seau neuf, sortant de la boutique où il avait été acheté. Et juste un mot sur un carton très blanc, d’une écriture anguleuse, ample et très belle, très calligraphiée. « Il y a quarante ans ». Rien d’autre. C’était bien mystérieux mais il en avait l’assurance : le vieux seau n’était pas revenu tout seul ! Pas de fantôme, nul esprit vengeur, rien de surnaturel ; un être humain qui savait écrire, savait à quoi sert une boite à lettres, et trouvait le temps de développer ce comportement. Et pour tout dire, quand même, un personnage un peu énigmatique voire dérangé.

Avec une moue ennuyée il remit le carton dans l’enveloppe, la photo aussi, et le tout dans un tiroir. Le lendemain il y avait une autre photo du même seau neuf, et le carton portait « Quarante ans c’est beaucoup mais il y a des choses qu’on n’oublie pas ». C’était inquiétant. L’ensemble rejoignit le tiroir.

Oups, il manque la photo ! Merci de revenir bientôt
Oups, il manque la photo ! Merci de revenir bientôt
Oups, il manque la photo ! Merci de revenir bientôt

Georgio commençait à s’inquiéter. Un peu seulement pour l’instant mais il savait déjà que cette inquiétude finirait par l’envahir. Un nœud sourd commençait à lui peser sur l’estomac. Sa maison était isolée, un peu en retrait de la route derrière un bosquet. Pas des plus sécurisées. Il envisagea de prévenir la gendarmerie après la réception du troisième message. Sur celui-ci : « En tout cas moi je ne suis pas du genre à oublier ».

Georgio se demanda pourquoi il pouvait être ainsi harcelé. Il y a quarante ans il n’était qu’un jeune ado un peu timide. Bien sûr il avait ensuite quelque peu roulé sa bosse, vécu une vie parfois trépidante parfois tranquille, alternant périodes aventureuses et périodes casanières. Selon les emplois qu’il exerçait ou les femmes qu’il épousait.

Avec un peu de peur au ventre il se mit à fermer maintenant ses volets plus tôt, un peu avant la nuit, observait bien les abords de la maison avant de sortir, avait toujours à portée de main un bâton ou autre chose qui aurait pu servir d’arme. Et le matin du quatrième jour arriva de nouveau une lettre. Le message était de même teneur, la photo montait le seau posé sur la margelle d’un puits.

Avec la photo à la main il sortit regarder le vieux puits désaffecté qui était derrière la maison. Tiens, c’était bien son puits sur la photo ! Manifestement son bourreau connaissait le lieu, et avait eu l’occasion de photographier l’endroit.

Georgio s’en inquiéta encore plus. L’histoire commençait à devenir fâcheuse, très fâcheuse. Le lendemain une autre photo du puits et dans le message : « Tu le reconnais ? Bien sûr que tu le reconnais ! »

Georgio se demande depuis quand personne ne se sert plus du puits. Vers la fin de l’après-midi il sort pour regarder l’endroit, très perplexe. Pourquoi tout ce cinéma ?

Avec un bruit soudain une femme apparut sur le côté, sortant d’un groupe de trois bouleaux. Il sursauta violemment. Son cœur s’emballa. Un instant il eût l’idée qu’une femme ne pouvait pas être dangereuse. Pas trop. Puis il vit le révolver qu’elle tenait dans la main droite. Puis il vit le seau qu’elle tenait dans la main gauche. Un équipage invraisemblable, avec quelque chose de baroque. Les yeux de la femme dégageaient une violence intense.

« Tu te souviens de moi ? Un seau c’est fait pour aller dans le puits, non ? Tu te souviens comme il est allé dans le puits il y a quarante ans ? Tu te souviens que tu m’avais fait un enfant ? Que tu as mis l’enfant dans le seau puis le seau dans le puits ? »

Georgio était stupéfait, incapable de bouger.

Oups, il manque la photo ! Merci de revenir bientôt
Oups, il manque la photo ! Merci de revenir bientôt

Avec le revolver la femme le menace. Elle lui dit de s’approcher du puits, de s’assoir sur la margelle. Puis de passer ses jambes de l’autre côté, à l’intérieur. L’arme le terrorise, il s’exécute.

Avec horreur il s’aperçoit que la peur l’empêche de réagir normalement, de parler, de protester. Il est comme paralysé.

Georgio se dit que sa dernière heure est arrivée.

Georgio se dit qu’il va mourir. Qu’elle va le pousser dans le puits. C’est ce qu’elle fait, avec le seau dont elle le frappe violemment, toujours le menaçant de son arme. Il chute lourdement dans le trou sombre aux parois rugueuses et se casse une jambe et un bras en arrivant en bas sur un tas de pierres.

Avec une voix terrible et surpuissante dont on ne l’aurait jamais soupçonné il hurle : « Mais je ne suis ici que depuis six mois, quand j’ai acheté la maison ! Je n’étais jamais venu avant ! » La douleur des fractures amplifie et déforme sa voix.

Avec un rire monstrueux la femme hurle elle-même dans l’ouverture du puits : « Et maintenant voilà le seau ! ». Il le reçoit sur le dessus du crâne et perd connaissance. Définitivement.

« Tu ne te souvenais pas de moi ? Tant pis. Et si ce n’était pas toi tant pis aussi, je m’en fous ».

Avec Georgio disparaissait également celui en qui la médecine moderne fondait beaucoup d’espoirs. Dommage.

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N’oubliez pas de laisser un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.

Henri-Pierre Juguet

2 réflexions sur “LE VIEUX SEAU – Deuxième”

  1. Tout d’abord, un grand merci pour cette attention qui me touche.
    Et merci aussi pour ce mot que j’ignorais : coruscant. Décidément, notre belle langue nous réserve de ses petites surprises que le hasard nous permet de découvrir…
    Pauvre Georgio, était-ce son karma qui lui a joué ce vilain tour ? Je suppose que ce seau était ensorcelé… et la femme un peu (beaucoup) dérangée !
    Les objets sont porteurs de tant d’histoires, et lorsqu’ils se baladent dans notre univers, ils nous aident à inventer, à laisser place à notre imaginaire, à laisser voguer notre esprit dans toutes les strates du possible… et de l’impossible !
    N’empêche, je l’ai vu récemment ce seau, perdu au milieu des ronces et hautes herbes qui lui servaient de linceul, dans son petit fossé boueux. Il a commencé à pleuvoir, fort, et à vrai dire c’est parce qu’il s’est mis à chanter sous les gouttes de pluie que je l’ai remarqué. Tong tong tong… comme un appel pour me dire « Hey, je suis là ». Je n’ai pas eu le cœur de l’abandonner aussitôt. Je nous ai abrités sous mon grand parapluie et nous avons discuté un moment. Il m’a raconté son secret, celui qu’il avait toujours tu, mais il m’a fait promettre de ne jamais le répéter. Alors je suis repartie, riche de cette confidence, pour aller à la recherche du trésor qu’il m’avait livré. Chuuuuuuut, je n’en dirai pas plus pour ne pas trahir ma promesse 😉

    1. Henri-Pierre Juguet

      Merciiii !
      En effet, cette réponse m’a amusé.
      C’est très gentil.
      Le secret du seau je le savais déjà : la Terre n’est pas plate 😉
      (pour le Trésor je ne suis pas au courant….)

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