LE VIEUX SEAU...
Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé
Le seau avait d’abord servi à bêtement transporter de l’eau. C’est souvent ce que l’on demande à un seau.
Annette l’emmenait au puits de la cour (pas à celui de l’autre côté de la maison car la cuisine était de ce côté), le jetait dans le puits après l’avoir accroché à la chaîne, et le remontait. Il était plus difficile à remonter qu’à faire descendre, c’est ce qu’elle se disait à chaque fois et rêvait qu’elle ne faisait que l’envoyer au fond puis que le garçon de ferme arrivait pour le remonter. Et lui faisait un sourire. Puis, deux ou trois ans plus tard, des avances. Bien sûr cela n’arrivait jamais. Alors à chaque fois elle accrochait le seau, le jetait, puis le remontait et portait l’eau à la cuisine.
Il y eut aussi ce jour où elle oublia de l’accrocher. Il descendit d’un coup et fit un grand plouf en arrivant en bas. Comme ce bruit était inhabituel elle se pencha par dessus la margelle. Aïe, le seau flottait… Encore heureux, soit dit en passant, parce que s’il avait coulé jusqu’au fond cela n’aurait pas arrangé l’affaire !
En tout état de cause cela fit toute une histoire. Quelqu’un dut descendre dans le puits, avec un échelle de corde rudimentaire, en proférant force jurons et en vouant Annette aux enfers les plus brûlants.
Du temps passa.
Quand le seau eut plusieurs petites taches de rouille on lui trouva une autre affectation.
Il servit à sortir les cendres de la cheminée dans laquelle on préparait les repas. C’était il y a plutôt longtemps et l’installation ménagère était assez rudimentaire. Ou antique, selon comment on envisage les choses.
Là, il commença à se cabosser. Pas trop mais tout de même suffisamment pour que la rouille, un esprit assez malfaisant, s’intéressât à lui de plus belle et se mit à l’attaquer de plus en plus sérieusement. On ne s’en aperçut pas tout de suite parce que le seau était souvent maculé de cendres, et que sur le métal galvanisé on ne savait plus très bien ce qui était les résidus de la cheminée ou bien ce qui était la couleur du seau. Qu’importe, la rouille, tapie dans le cœur du métal, faisait sa sinistre besogne. Un jour on s’aperçut de l’étendue des dégâts.
Le père d’Annette, qui n’avait pas appris à parler chez les jésuites, déclara que ce machin était une vieille saloperie et qu’il fallait le foutre en l’air. Parce qu’il ne pouvait plus servir à rien et qu’en plus il était moche et qu’on pouvait s’accrocher les guibolles dans les morceaux de fer déchirés et que ça coûterait un pantalon, nom de dieu !
Alors le seau fut confié au commis pour qu’il les en débarrassât. Le commis avait pas mal vieilli et, au grand dam d’Annette, il s’était marié avec une fille du village et avait eu d’elle trois enfants. Annette les jugeait tous plus laids et stupides les uns que les autres mais dès le début de cette histoire elle n’avait pas été très objective. Elle s’était consolée d’abord avec un garnement d’un autre village, puis avec un autre du même village que le premier, puis avec plusieurs (parfois en même temps), puis avec des gars de son propre village. Là son père s’était mit en colère et l’avait obligée à se marier, avec n’importe lequel pourvu qu’il prenne en charge les deux enfants qu’elle avait déjà et celui qui lui arrondissait de nouveau le ventre et dont personne n’aurait pu savoir qui était le père. Il en avait plus qu’assez d’entendre que sa fille, n’est-ce pas, que sa fille voilà-voilà, que sa fille était… quand on voyait qu’il écoutait on ne disait pas le mot.
Annette se trouva un mari plutôt niais, même vraiment très niais, et elle continua sa vie à laquelle elle avait pris goût sans que le mari n’y trouva à se fâcher. Le père était content, l’opprobre reposait à présent sur le cocu et plus sur lui. C’était meilleur pour les affaires et la vente de bestiaux. Tout le monde était content, donc.
Le seau avait atterri dans un fossé, en contrebas de la maison, elle-même bâtie solidement à flanc de colline. Directement sur le rocher, ce qui la rendait d’une solidité à l’épreuve des siècles. Selon les saisons il apparaissait lorsque les grandes herbes mouraient et se desséchaient, dès le milieu de l’été, et redisparaissait au printemps caché sous la végétation renaissante et envahissante. La rouille le gagnait de plus en plus et rongeait la couleur bleutée que le zinc donnait au fer par la galvanisation. Et des trous de plus en plus béants le déchiquetaient.
Quand je passai par là Annette était une très vieille dame, à moitié folle, qui vivait seule dans la solide maison dont une partie du toit était néammoins tombée, entraînant un bout de coin de mur heureusement dans une pièce qu’elle n’habitait pas. Ses enfants étaient éparpillés dans tous les bas-fonds de toutes les grandes villes à plus de cinq cents kilomètres du village et se gardaient bien de venir la voir, ignorant du magot en pièces d’or qu’elle conservait dans un baquet antique sous un plancher à demi écroulé, entre rocher et planches. Le commis de ferme était parti, avait perdu sa femme à cause d’une omelette aux champignons parce qu’il s’était trompé entre les deux parts -comestibles et non comestibles- que lui avait faites le pharmacien avec sa récolte. Lui, il ne supportait pas bien les œufs à cette époque et n’avait pas dégusté l’omelette. Mais sa femme et le seul enfant qui restait (les autres avait disparu sans qu’on sache trop comment) ne survécurent pas à l’omelette. Ou aux champignons.
Le bonhomme vivait maintenant dans une chambre blanche capitonnée derrière les hauts murs d’un hôpital spécialisé. Et carcéral. Avec des barreaux à l’unique petite fenêtre. Les barreaux étaient scellés à l’intérieur de la chambre de manière à ce qu’il ne puisse atteindre la vitre. On n’est jamais trop précautionneux. Et un verre totalement incassable à l’épreuve des balles protégeait les barreaux eux-mêmes. Car beaucoup beaucoup de précautions valent mieux que simplement beaucoup. Surtout depuis qu’il avait tenté l’agression d’un infirmier heureusement fort costaud et accompagné de deux collègues du même gabarit.
Quand je passai là, ce seau dans le fossé attira mon attention. Il n’avait pas l’air malheureux malgré son état désastreux. Je fis son portrait photographique, du mieux que je pus, tentant de rendre hommage à la longue et aventureuse existence qui avait été la sienne. Puis je m’assis dans l’herbe sur le bord du fossé, à côté de lui mais de manière à le surveiller du coin de l’oeil.
C’est là, dans la lumière légèrement déclinante de cette fin de journée d’été, qu’il me raconta son histoire et celle des habitants de la ferme. Je n’y ai rien ajouté, pensant que c’était déjà assez compliqué comme ça…
Quand je passe encore par là, très rarement, je ne vois plus le seau. Mais je ne fouille pas non plus au fond du fossé…
18 août 2023
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Henri-Pierre Juguet
Super oui j’ai passé un bon moment 😂
Merci 🙂 Alors revenez souvent, j’ai commencé à en mettre régulièrement (au moins deux fois par semaine !)
Merci beaucoup ! Il va continuer à y en avoir d’autres, continuez à venir. Merci encore
Quel plaisir de vous lire ! Votre oreille a su reprendre l’histoire de ce vieux seau et vous nous l’a contée avec mille anecdotes… Merciiii !