LE PARAPLUIE ROUGE

Tout ce qu’ici je raconte est vrai, puisque je l’ai totalement inventé…

Elle croit qu’il pleut, mais il ne pleut pas. Pourtant elle a sorti le parapluie rouge, celui que ses enfants lui avait offert pour ses cinquante ans. 

Elle croit qu’il fait froid, mais il ne fait pas froid. Pourtant elle a mis ce pull noir décoré de nuages blancs. Il lui avait été offert par sa mère, toujours à l’occasion de ses cinquante ans. Ce fut une belle fête, au demeurant. Mais la vieille dame, depuis, a perdu toute mémoire et on l’aurait bien étonnée en lui parlant de sa fille.

Comme elle croit qu’il va faire encore plus froid elle a passé par dessus le pull une sorte de veste comme celles qu’on utilise au jardin, lors des tâches de l’hiver. Elle ne sait plus d’où vient cette veste sans manches, et pas si jolie -ou alors : sur elle.

L’écharpe de Mohair, aux carreaux flous noirs et blancs, elle se l’était offerte elle-même, pour être belle devant sa famille au jour de ses cinquante ans.

Le pantalon qu’elle porte elle n’y a pas pris attention, elle l’a enfilé sans réfléchir, parce qu’il était là dans sa chambre, tout simplement. Il est de ces pantalons de toile un peu « sport », qu’on porte un peu partout, surtout si on se sait jolie femme et qu’on sait encore que personne n’osera sourire.

Il ne fait pas froid, il ne pleut pas, c’est à Paimpol, où jamais il n’y eut de falaises, et c’est le mois de juin. Il ne fait pas chaud non plus, et c’est heureux, après tout ; il y a des nuages tout de même mais ils ne sont là que pour décorer le ciel, afin qu’il ne fût pas trop monotone. Ce ne sont pas des nuages qui cherchent à pleuvoir.

Un peu étrangement il n’y a pas de vent du tout, qui ferait envoler le parapluie, et c’est tant mieux.

Elle avance ainsi vêtue, dans la rue à l’entrée du port, dans le temps tout de même gris. Malgré sa vêture aux précautions inutiles son élégance s’affirme à chaque pas. Elle se tient droit et regarde le monde avec la curiosité de ceux qui sont sûrs de soi, sans hauteur mais sans crainte, à pas tranquilles mais fermes.

La tache rouge du parapluie tranche sur la grisaille un peu bleutée de la lumière du port ce jour-là. La femme se retourne pour suivre des yeux quelqu’un qu’elle croyait avoir reconnu, mais le parapluie ne bouge pas, immuable balancier de la funambule qu’elle est à ce moment précis. Elle navigue d’un bord à l’autre, croisant des gens qu’elle ne regarde pas et qui auraient tant aimé qu’elle les vît, des personnes qu’elle suit un peu du regard sans tourner la tête mais qui ne la voient pas.

Il y a un très léger frémissement du parapluie quand elle manque de trébucher sur un pavé qui dépasse de l’épaisseur d’une plume, mais elle se reprend aussitôt, avec grâce et souplesse et sa chevelure blonde n’a pas frémi. Le regard cicrculaire qu’elle jette afin de vérifier que personne ne pourra parler de sa défaillance me fait sourire.

Elle reprend son pas comme avant. J’ai eu le temps de la figer sur ce morceau de temps plus que d’espace qu’est une photo.

Je n’ai pas pris son visage, il lui appartient, à elle seule et peut-être à quelque proche, peut-être. Jusqu’au prochain parapluie du prochain anniversaire. Peut-être un bleu cette fois ? Je me prends à espérer qu’elle gardera le rouge, et que j’aurai de nouveau l’occasion d’une photo.

15 août 2023

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Henri-Pierre Juguet

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