COMMENT ÉCRIRE DE LA POÉSIE

COMMENT ÉCRIRE DE LA POÉSIE

COMMENT ÉCRIRE DE LA POÉSIE

La poésie ce n’est pas les bons sentiments

On peut lire Henri Michaux pour s’en convaincre

La poésie ce n’est pas ce qui est beau

On peut lire tout ce que les poètes ont produit en temps de guerre ou de souffrance, et on en sera convaincu

La poésie ce n’est pas ce qui est gentil-mignon

On peut lire François Villon, un abominable personnage d’une abominable méchanceté et on le saura vite

La poésie ce n’est pas ce qui est tranquille.

Et Les Djinns de Victor Hugo ? Ou La Conscience (du même) ? Ce n’est certes pas tranquille.

La poésie c’est dire autrement que ce qui vient à l’esprit en premier lieu, c’est tordre les mots pour tordre le sens, c’est dégager le langage de sa simple mission de transmission.

ALORS ? COMMENT ÉCRIRE DE LA POÉSIE ?

Je vais faire simple, très simple.

« Dans mon jardin il y a des fleurs de plusieurs couleurs, avec des insectes qui viennent dessus et des oiseaux qui picorent par terre ».

Cette phrase, vous me le concèderez, n’a rien de poétique ! On ne peut faire plus trivial. Et pourtant il y a « les fleurs et les petits oiseaux » ! Mais les fleurs et les petits oiseaux ce n’est pas poétique. Les fleurs sentent parfois bon, parfois ne sentent pas, et certaines sentent même mauvais. Et puis elles fanant et leurs cadavres séchés sont bien souvent disgracieux. Les insectes sont parfois jolis, je pense à l’abeille charpentière ou au bourdon, mais aussi parfois vous piquent, vous transmettent des maladies, voire vous tuent ! Il y a chaque année dans le monde des dizaines de millions de morts dus aux moustique…

Quant aux oiseaux… Ils sont beaux ou non, colorés ou non, beaucoup passent leur temps à se battre. Les mésanges si jolies sont très querelleuses, pour les moineaux c’est un véritable mode de vie, et le rouge-gorge essaie de chasser voire de tuer tous les autres oiseaux qui ne sont pas trop gros pour sa chétive carrure !

Je pourrais grossir le trait de ma phrase de départ : « Dans mon jardin il y a des fleurs qui se fanent et pourrissent et finissent par prendre toutes la même couleur sale, des insectes dont je suis certain que la moitié d’entre eux est constituée de moustiques chargés de maladies, et des oiseaux par terre qui mangent les graines qui auraient pu faire le jardin fleuri de l’an prochain; tout en se battant parfois à mort ».

Pas très ragoûtant, n’est-ce pas ?

Ce qui va en faire de la poésie c’est uniquement la façon dont je vais le dire.

Et puis même la dernière version, celle peu ragoûtante, pourrait devenir de la poésie. Mais pas mièvre…

Je vais tenter de poétiser devant vous.

RAPPEL DU POINT DE DÉPART :

1.     « Dans mon jardin il y a des fleurs de plusieurs couleurs, avec des insectes qui viennent dessus et des oiseaux qui picorent par terre ».

POUR COMMENCER :

2.    « Les fleurs de mon jardin se répondent : les rouges parlent aux bleues, les jaunes parlent aux mauves, mais les fleurs oranges ne parlent à personne. Sont-elles fâchées ? Les insectes se posent sur elles et repartent sans rien dire. Les oiseaux plongent au sol et font voler les graines déjà tombées ».

Ce n’est toujours pas de la grande poésie mais il y a déjà un petit pas de fait. Je détaille.

J’ai personnifié les fleurs (puisque je les fais parler). Et je les ai séparées en plusieurs populations selon la couleur.

Ce n’est plus la simple réalité triviale.

J’ai fait jouer un rôle aux insectes, certes muet, mais tout de même un rôle en rapport avec ces dialogues des fleurs.

Et pour les oiseaux j’ai fait la même chose : ils picoraient seulement et maintenant je les ai reliés aux fleurs (les graines). Maintenant tous mes protagonistes de la première phrase sont liés : fleurs, insectes, oiseaux.

J’aurais pu tout aussi bien les laisser indépendants ! Mais en les liant j’institue le jardin comme une entité, composite certes, mais une entité. Cela me servira pour la suite.

JE CONTINUE

3.   « J’ai écouté les fleurs rouges de mon jardin, elles racontent aux bleues la vie des nuages, et les fleurs jaunes racontent aux mauves le bruit des sources. Pourquoi est-ce que je n’entends rien de la parole des fleurs oranges ? Les insectes qui les visitent emportent-ils leurs secrets ? Ou bien les oiseaux qui picorent au sol leur demandent-il le silence ? »

Je suis passé de la description extérieure à une implication de ma propre personne (« J’ai écouté »). Cela donne une approche différente : le lecteur peut s’identifier à moi, même un peu, alors qu’il ne peut pas s’identifier à une plante !

On commence à savoir de quoi parlent les fleurs. Bien sûr dans la réalité les fleurs ne parlent pas ! Et c’est cela qui commence à être poétique : la triviale réalité qui s’efface devant l’invention.

Afin d’équilibrer le propos, avec cinq couleurs de fleurs (rouge, bleu, jaune, violet, orange) j’ai créé le décalage : 2 dialogues et une couleur qui reste seule. Ne croyez pas que cela soit le fait du hasard : j’avais prévu mon coup ! Et bien sûr, pour accentuer le trait, cette couleur solo se comporte différemment des autres : elle ne parle pas.

On aurait pu tout aussi bien imaginer une relation circulaire : les rouges parlent aux jaunes, qui parlent aux bleus, qui parlent aux fleurs orange… et créer là le déséquilibre : personne ne parle aux fleurs mauves pour telle ou telle raison. Mais ce n’est pas ce que j’ai choisi…

Les insectes interviennent-ils ? poser la question permet d’ouvrir des possibilités. Dire qu’il pourrait s’agir de secrets permet d’ouvrir une dimension supplémentaire… qui se révèlera ou non utile à mon discours !

Ce que je suggère des oiseaux procède de la même stratégie.

ALLER PLUS LOIN, APPROFONDIR

Je vais garder (provisoirement…) la dernière version. Elle reste encore assez simple (relisez-la).

Mais je vais l’agrémenter, en usant des multiples ressources de la langue française : adjectifs, adverbes, propositions subordonnées de toutes sortes, etc.

Pour l’instant je ne change rien à la structure de la phrase.

« J’ai écouté les fleurs rouges de mon jardin,

« J’ai écouté, attentif, les fleurs rouges de mon jardin

« J’ai écouté, attentif, les grandes fleurs rouges de mon jardin

« J’ai écouté, attentif et curieux, les grandes fleurs d’un rouge profond de mon cher jardin

« J’ai écouté, attentif et curieux, les grandes fleurs d’un rouge profond qui illuminent mon cher jardin

et ainsi de suite.

On enrichit le texte petit à petit, morceau par morceau, en tâchant de s’écarter le plus possible d’une expression primaire.

4.   « J’ai écouté, attentif et curieux, les grandes fleurs d’un rouge profond qui illuminent mon jardin raconter à un buisson de minuscules fleurs bleues la vie légère et rêvée des nuages qui s’effilochent à la brise menue. »

Je ne transcris pas toute la phrase, vous avez compris le principe.

POURSUIVRE : EN TORDANT LES PHRASES,

EN prenant d’autres points de vue, en prenant d’autres options grammaticales et pourquoi pas des licences ?

Au bout du compte on peut arriver à quelque chose comme ceci :

5.   « Ô mon jardin, témoin des secrets des oiseaux, des secrets des fleurs et de la vie bruissante des insectes, puisses-tu me raconter un jour, lorsque ce langage des fleurs et des oiseaux me sera revenu, les histoires fantastiques des nuages du ciel que les grandes fleurs rouges disent en chuchotant aux minuscules fleurs bleues des myosotis ;

Puisses-tu un jour me dire les chants des sources que les jaunes renoncules inlassablement répètent à ces lys mauves, si rares que je n’en connais point d’autres que les miens ?

Puisses-tu me dire un jour le silence apeuré ou hautain des Cosmos qu’on dit Sulphur, si lumineux, si présents, si oranges mais si muets ;

Ô mon jardin, dis-moi, les oiseaux comprennent-ils ce que racontent les abeilles au coeur des corolles, quand elles boivent la source éternelle des fleurs qu’elle butinent et que leurs rêves dans cet après-midi de torpeur les portent vers des ruches dorées où elles s’endormiront pour des sommeils sucrés ?

Sauras-tu, ô mon jardin, me conter toutes ces choses qui devant moi s’étalent, soleil et calme, silence vivant et bruissements des ailes rapides et diaphanes des insectes, les ailes puissantes des oiseaux même des plus petits, couleurs, parfums, imperceptibles mouvements ou batailles de moineaux, sauras-tu me faire revenir au temps où j’y lisais à livre ouvert ? »

Voilà une version. Il aurait pu y en avoir d’autres, certaines bien différentes.

J’aurais même pu le mettre en vers classiques, ce n’est pas très difficile, surtout l’alexandrin. Mais c’est une forme un peu désuète, qui n’a plus beaucoup de raisons d’exister. Ce n’est pas une forme qui me plaît tant. Le vers libre, parfois, me tente bien. J’en écris quand l’envie m’en prend.

Par rapport à la phrase initiale je n’ai rien ajouté de factuel : pas d’intervention d’un personnage nouveau, pas d’élément extérieur inattendu, pas de chat qui vient, pas de chien, pas d’enfant, pas même un cycliste qui s’aventurerait dans la rue.

Rien d’autre que mon ressenti propre, que ma vision et mon sentiment, rien d’autre que ma fantaisie et mon imagination. C’est dans ce processus que naît la poésie.

Elle est bien simple, ici, et presque ordinaire. Absente de grandes envolées comme chez Hugo (que j’aime), de mots savants comme chez Baudelaire (que je n’aime pas), absente d’une certaine rage comme chez Pablo Neruda (que j’aime) ou d’un détachement ironique et hautain comme chez Michaux (que j’aime aussi).

Elle n’est que de mots simples et courants, comme on dit de l’enfant qu’il n’est qu’amour ou de la montagne d’hiver qu’elle n’est que blancheur, elle n’est que de mots simples et courants parce qu’elle décrit une situation simple et courante. Mais imaginez à présent que mon point de départ eût été un naufrage, la visite amusée d’un bar à prostituées dans un quelconque port, la détresse d’une femme devant l’inanité de sa vie, la joie d’un enfant découvrant son nouveau chien, la défaite cruelle lors d’une élection importante, une rencontre amoureuse qui n’aurait jamais dû avoir lieu, et mille autres choses à dire. Car la poésie ne s’invite pas au hasard, pour elle-même : elle est la manière dont on s’exprime avec différence sur chaque élément petit ou grand de la vie. C’est une façon d’exister.

Et puis bien sûr il y a le travail. Bien sûr. Et c’est ce qui fera la différence entre l’humeur poétique qu’on pourra avoir et l’expression du poète.

La poésie n’existe pas, pas en-soi, on l’invente à chaque fois par l’écriture.

Être poète n’est pas une maladie, ce n’est pas toujours un don de Dieu. Surtout si on n’est pas croyant…

Mais sachez-le : il y faudra beaucoup de travail, de connaissance de la langue, d’astuce, un peu de culture tout de même, beaucoup de patience et d’humilité, et puis la joie de vivre même quand on est triste, la patience même quand on est pressé, l’enthousiasme même quand on est épuisé.

Allez-vous essayer ?

P.S. :

je n’ai pas détaillé mes choix dans la dernière version, mes choix de formulation, mes choix grammaticaux ou syntaxiques, mes choix de vocabulaire. L’ordre des mots, les périphrases, les formules connues de la rhétorique, les clins d’œil ou les constructions choisies uniquement pour leur phonétique ou bien le goût qu’elles laissent dans la bouche. Bien évidemment je le peux ! A chaque mot, forcément ! A chaque bout de phrase, forcément ! Car c’est là que réside la poésie, celle-ci n’existant pas sans la maîtrise de ses choix.

Peut-être que dans une suite de cet article je le ferai : pourquoi Conter au lieu de Raconter ? pourquoi les inversions à tel ou tel endroit ? Je vous expliquerai tout !

N’oubliez pas de laisser un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.

Henri-Pierre Juguet

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