BÉTON ARMÉ

BÉTON ARMÉ

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

On avait entassé là tout ce qui provenait de la démolition d’une vieille bâtisse construite à la fin du XVIIIème siècle et à la sortie de la petite ville, près d’une banque neuve et juste en face d’un super marché de dimension rurale. Là, c’était une ancienne carrière abandonnée dans laquelle l’entrepreneur entassait gravats, débris, rebuts et déblais. Cela donnait un mélange de matériaux absolument hétéroclite : plâtre, terre, béton, poterie de jardin, porcelaine, bois, débris végétaux, poutres, faïence mural, carrelage, morceaux de meubles, tuiles, pierres équarries, placoplâtre, carton, laine de verre, laine de roche, laine de mouton (sortant de matelas éventrés), articles de plomberie, sièges de toilettes cassés, éviers en inox, lames de parquet rongées de trous de vers, lino, moquettes rases, tout ce qui provient de la démolition des maisons des hommes quand ils meurent ou doivent laisser la place…

Et puis on y avait aussi déversé, puisque le premier mal était fait, tous les autres débris provenant de chantiers les plus divers. L’ensemble finissait par acquérir un petit côté surréaliste.

Dans le fond de la carrière, rendue à la nature, le mur de calcaire blanc, celui destiné à l’extraction, surplombait à présent quelques touffes d’arbres, de larges tas de pierres informes et grisées, dont les carriers n’avaient pas voulu. Un peu avant, sur le chemin qui menait ainsi au fond, on trouvait une mare très large et très peu profonde. Elle n’existait que l’hiver et au printemps, quand il pleut beaucoup et qu’elle se remplissait. Je crois que ce n’était pas vraiment une mare, plutôt une flaque saisonnière. Elle durait tout de même environ jusqu’en juin, hantée de grenouilles, de libellules, et de sangliers qui venaient certainement y boire puisqu’on voyait souvent les traces parallèles de leurs sabots, imprimées dans l’argile qui bordait l’endroit et en constituait le fond.

Nous appelions cet endroit, dans lequel poussaient de nombreuses herbes ordinaires et quelques unes aux tiges fines, couleur rouille et très dures, dans lequel trempaient les branches des arbustes, dans lequel les arbres rabougris trouvaient de l’eau, nous appelions cet endroit « le bayou ». Parce que nous aimions donner à chaque place, fut-elle anodine, des noms évocateurs qui transcendaient avec humour leur réalité.

J’aimais beaucoup, quand j’avais mes bottes aux pieds, patauger dans ce bayou. L’absence de crainte quant aux alligators, dont aucun bien sûr ne hantait la flaque, rendait la promenade plus agréable. Il n’y avait pas de poissons non plus, pas de crabes, de poulpes, de baleines, de léviathan, et c’était bien dommage. Même un tout petit léviathan ou une minuscule baleine nous aurait fait plaisir. Mais rien. Rien que de l’eau qui noyait l’herbe. Il fallait beaucoup d’imagination pour trouver là de l’aventure… Nous en avions à revendre.

D’un tas de gravats, à l’entrée de la carrière, sortaient quelques tiges de fer rouillé. Elles appartenaient à des blocs de béton dont elles formaient l’armature. Il était devenu difficile de comprendre à quoi pouvaient avoir servi ces blocs, rongés par les intempéries et devenus informes. Je rêvais pour eux de mille choses.

– Les restes du trottoir qui bordait le théâtre où tel grand acteur avait débuté sa carrière, avant de monter à Paris puis de jouer dans des films grandioses et faire des tournées triomphales aux Amériques.

– Les premiers blocs sur lesquels avait été construite une gare routière aujourd’hui démolie, dont les grands cars luxueux emportaient les voyageurs vers des destinations romantiques ou surprenantes (ainsi on pouvait aller jusqu’au Tibet, uniquement par la route. Le voyage prenait des mois, on visitait, on visitait, on visitait beaucoup de pays et la route était si lente qu’on avait presque le temps d’apprendre les langues des pays qu’on traversait).

– Des morceaux de la structure porteuse d’une sorte de téléphérique de plaine qui devait permettre à des cabines presque rondes comme des bulles de verre de traverser le pays en seulement quelques dizaines de minutes. Les pylônes s’effondrèrent à la première tempête un peu forte, on s’aperçut que les câbles n’était pas de la qualité recommandée par le cahier des charges, les cabines ne passaient pas victorieusement les essais, rien ne marchait, on attendit d’assez nombreuses années avant que les procès ne démarrent, certains accusés ayant fait fortune dans l’opération étaient morts de vieillesse entretemps, les sociétés avaient disparu, ou avaient changé de nom, il y avait trop de personnes à mettre en cause, le temps avait passé et on avait oublié le projet de téléphérique, les experts se disputaient, l’un était tombé gravement malade d’une balle dans le ventre, et finalement il n’y eut pas de condamnations. Il en est parfois ainsi quand de très grosses sommes sont mises en jeu.

– Mon rêve concernant ces débris était qu’ils provenaient d’un musée. Un archéologue les avait trouvés sur un chantier de fouilles en Egypte, rapportés pour les étudier avec de gros moyens techniques. Petit à petit il allait de surprise en surprise. Ces blocs arrachés à la surveillance légitime des autorités égyptiennes se révélaient essentiels dans la compréhension des techniques de construction des pyramides : elles étaient faites, au moins jusqu’à une certaine hauteur, de béton armé. C’était une découverte inattendue et fondamentale que peut-être le monde n’était pas prêt à accepter. Mais le musée avait été victime d’une invasion de termites, une partie de la charpente s’était écroulée, une entreprise avait été chargée d’évacuer les gravats. Les employés avaient confondu ces restes précieux avec des chutes de démolition du bâtiment abritant le Musée. L’archéologue, disparu dans l’écroulement du Musée, n’avait laissé qu’une lettre parlant de ses travaux plutôt discrets, qui racontait toute l’histoire, mais que personne ne crut. Je rêvais que j’avais cette lettre, précieusement mise à l’abri entre deux pages d’un livre. Mais j’avais oublié dans quel livre. J’étais par ailleurs fier de ma bibliothèque riche d’environ quatorze mille ouvrages…

Quand, plus par curiosité que par dépit, je donnai un petit coup de pied à une de ces tiges rouillées, sortirent de derrière le bloc : quatre lézards gris, deux mille-pattes, une famille de mulots qui se cachait dessous et courut jusqu’à un second terrier plus près de la rivière et qu’elle considérait comme une sorte de résidence secondaire, trois libellules qui aimaient se reproduire dans l’intimité, et une araignée assez grosse et laide qui aimait se nourrir de libellules. Elle était au bon endroit.

J’ai juste pris la photo, parce que le soleil donnait une jolie lumière à ce moment-là et que je n’aime pas me déranger pour rien.

Aujourd’hui je ne suis même pas sûr de situer l’ancienne carrière avec exactitude.

De toute façon je ne crois pas du tout à l’hypothèse concernant la construction des pyramides.

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Henri-Pierre Juguet

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