AU 10 DE LA RUE PERDUE

AU 10 DE LA RUE PERDUE

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

Vous me croirez, ou pas. Et finalement je préférerais que vous ne me croyiez pas.

C’était il y a longtemps, dans un petit village dont le nom ne vous dirait rien.

Quelques maisons alignées le long de la route s’étirant presque rectiligne dans une campagne poussiéreuse cuisant au soleil de cette année de sécheresse. Le long de la route mais d’un seul côté car l’autre côté était occupé par des hangars agricoles. Des piliers de pierre d’une couleur crème et des poutres en fer à la peinture jaune écaillée, soutenant des poutrelles métalliques de la même couleur, le tout portant des toits en tôle ondulée dont certaines parties commençaient à rouiller. Rien de bien glorieux.

Sous ces hangars des machines agricoles dont certaines devaient avoir moins de dix ans, et d’autres bien plus que soixante. Rien n’indiquait qu’elles eussent servi récemment. Il y avait encore des ballots de paille montant jusqu’aux toits, des amas de bric et de broc, les objets les plus incongrus, et une vieille voiture couverte de poussière de paille comme tout le reste. Sauf le pare-brise, signe qu’elle servait encore et probablement récemment. Tout de même une maison de ce côté, une seule. Un peu plus moderne que les autres, une construction de parpaings, de fenêtres bien droites et au toit qui ne fléchissait pas. Mais tellement insolite dans ce paysage. Malgré son état pitoyable elle donnait presque une impression de nouveauté moderne.

Il n’y avait qu’une rue, même pas une rue : juste la pauvre route sèche qui traversait ce hameau minuscule. Et pourtant une municipalité avait cru bon de lui donner un nom qu’affichait un de ces petits panneaux bleus qui nomment les voies, un à l’entrée et l’autre à la sortie du village, visibles chacun depuis l’autre panneau : la Rue Perdue, tout un programme.

Je cherchais là le souvenir de personnes entrevues autrefois. Un homme long et fin, étrangement vêtu d’une sorte de robe noire d’alchimiste comme on en voit sur les gravures anciennes et dans les films en costume. Coiffé d’un chapeau assorti il paraissait sorti d’un autre monde, d’un autre temps. Je l’avais aperçu plusieurs fois, sur la porte de sa maison dans ce misérable village ou même au volant de sa vétuste automobile antédiluvienne. Une fois même je l’avais croisé dans une ruelle étroite de la petite ville non loin dans laquelle il achetait probablement ses provisions et les produits qu’on ne peut fabriquer soi-même. Il sortait d’une maison austère et très ancienne, à la charpente verticale bien visible encore, aux murs d’un torchis ocre jaune dont dépassait ici ou là quelques brins d’une paille multiséculaire. Nous nous étions retrouvés presque face à face, aussi surpris l’un que l’autre, et la situation dût lui déplaire beaucoup car il grommela quelque chose d’incompréhensible et fit un écart pour être le plus loin possible de moi. Je restai stupéfait et le regardai partir à grandes enjambées, toujours maugréant d’une voix sombre.

Le village ne comportait que quatre maisons et la sienne était la dernière, elle portait fort étonnamment le numéro Dix. On passait directement de trois à dix, ou plutôt de quatre à dix, puisque la « maison neuve » de l’autre côté de la rue, comme elle était appelée par les gens des villages proches, portait le numéro deux. Etrange façon, il n’y avait pas grande logique dans cette organisation.

Ce numéro Dix était d’ailleurs la seule maison habitée. Les quatre autres semblaient vides. Inhabitées mais pas délabrées, paraissant même être entretenues encore. Etait-ce le bonhomme déguisé en alchimiste qui faisait ce travail ? Quand j’essayai d’interroger quelques personnes des hameaux alentour on évita soigneusement de me répondre, pas plus qu’on ne me dit qui était le personnage. Une fois, une seule, on répondit à ma question par une autre question : « Vous voulez dire l’Alchimiste ? « . Je répondis « Oui », mais je n’obtins plus qu’un hochement de tête évasif et rien d’autre. Question éludée, réponse absente, mystère qui restait entier.

L’Alchimiste pourtant, n’était pas seul. J’aperçus lors de l’un de mes passages, une robe longue et délavée, globalement d’un bleu clair, qui rentrait précipitamment dans la maison à la porte basse. La vision avait été très fugitive et je ne pouvais dire si la femme était jeune ou âgée, ni la couleur de ses cheveux car sa tête était déjà dans l’ombre. Je ne pus regarder qu’une fraction de seconde car un chien surgi de nulle part, un chien assez grand, de poil jaune, n’appartenant à nulle race connue, traversa la route brusquement. Je dus me concentrer sur la conduite et le temps que j’esquive l’animal la robe avait disparu. J’étais totalement incapable de dire s’il s’agissait même réellement d’une femme, car l’étrangeté du personnage qui habitait là pouvait inciter à toutes les imaginations.

Un jour je voulus en avoir le coeur net. J’attendis le départ de l’Alchimiste qui allait sans doute faire quelques courses. J’avais repéré qu’il y allait toujours le jeudi, et c’est dans un petit chemin donnant sur un champ pelé et un bosquet défraîchi que je le guettai. Quand il fut passé depuis plusieurs minutes j’étais sûr qu’il ne ferait pas demi-tour. Et puis est-ce qu’un alchimiste oublie quelque chose chez lui ? Il conduisait d’un air presque hagard, les yeux écarquillés, vêtu de sa grande robe noire et de son chapeau tout aussi noir, pointu mais au sommet comme brisé. Tout en conduisant il paraissait parler seul, peut-être vociférer, avec parfois de grands gestes de ses mains osseuses. D’où j’étais, légèrement en surplomb, je pus l’observer pendant près de deux cent mètres. Qui a vu quelque chose de semblable ?

J’allai frapper à la porte du numéro dix. Silence. Silence long. Je m’entêtai, j’étais sûr qu’il y avait quelqu’un.

Récompense de ma patience, j’entends un bruit de pas, léger, souple, presque animal. La porte s’ouvre. A l’intérieur tout est noir. Mais devant mes yeux il y a une fée. Je ne sais pas quoi en dire d’autre.

Une jeune femme de vingt-cinq ans tout au plus. Elle est comme évaporée, irréelle. Ses cheveux blonds défaits, en désordre, qui tombent sur ses épaules, font une tache de lumière éblouissante sur le fond noir. Elle affiche sur son visage une beauté surhumaine mais étrange. Calme, presque sans expression, un visage de statue. Ses yeux pourtant, clairs mais sans que je puisse me souvenir de leur couleur, me regardent avec une indifférence chaude. Cela ne veut rien dire, c’est tellement paradoxal, mais je ne puis trouver d’autre expression. J’en ai le souffle coupé. Elle les tient grand ouverts, comme pour mieux faire entrer en elle l’intense lumière qui règne dehors, campagne écrasée du soleil de début d’après-midi, poussière de paille qui flotte, pas un nuage pour accorder une once de répit.

Je me demande si elle voit, on dirait les yeux avides d’une aveugle qui croit encore que la lumière reviendra si elle tente l’impossible pour la voir. Je suis fasciné.

Elle porte une longue robe bleu clair, avec des motifs larges d’un rouge passé et d’un jaune discret, comme en font parfois les dames qui pratiquent la peinture sur soie. Elle était donc comme je l’avais

déjà aperçue, très légère, qui semble seulement flotter autour d’elle, suivre son corps que je devine souple et nerveux, un corps de sauvageonne, mais sans toucher réellement sa peau, accompagnant ses mouvements de manière irréelle et immatérielle. Ses pieds sont nus. Elle ne doit peut-être jamais mettre de chaussures, ils sont sales. Ce n’est pas repoussant. Ils portent juste la poussière de la maison peut-être, du jardin, de la cour. La poussière de l’atelier de l’alchimiste avec qui elle vit, sans doute, mais cela ne donne pas l’impression de la crasse. Elle a seulement les pieds nus, ses pieds sont sales de poussière et un peu d’eau claire et fraîche les rendrait de nouveau jolis et sans doute aimables. Ainsi s’imagine-t-on les pieds des fées qui dansent dans les bois, qui dansent au bord des prés, sous la Lune et parfois sous le soleil, qui dansent quelquefois la nuit juste derrière les maisons, quand on dort en rêvant des rêves de joie et de paix et qu’elles viennent se moquer de nous, fées des sources qui sourdent au pied des rochers.

La jeune femme n’était pas aveugle malgré cet étrange regard. Elle eut l’esquisse d’un sourire, me contempla de longues secondes et m’invita à entrer. Sans rien me demander, sans savoir ce que je voulais, sans savoir qui j’étais ni pourquoi j’avais frappé à sa porte.

J’entrai. Ma fée me laissa le passage et referma la porte de bois brut derrière moi, dans cette obscurité à laquelle, moi, je n’étais pas encore habitué. J’enregistrai le claquement de la clenche qui parut d’une extraordinaire intensité dans le silence léthargique qui régnait là, mais je n’eus même pas l’esquisse d’un mouvement pour me retourner et regarder.

Je n’ai plus aucune idée de ce qu’il se passa ensuite. Lorsque je suis ressorti de la maison, comme on sort d’un rêve, des heures avaient passé. Le soleil baissait déjà. La voiture bleue et sale de l’Alchimiste était dans la cour. Je ne sais pas si je l’ai croisé ou non à l’intérieur de la maison, si la Fée m’avait présenté à lui ou bien m’avait caché. Ces quelques heures était une parenthèse insondable dans ma journée, un moment hors du temps commun.

Je repartis, sans me retourner tout de suite, seulement après être sorti du village, pas bien loin. Là j’arrêtai ma voiture et regardai l’ensemble. La maison où le temps s’était arrêté -ou bien accéléré comment l’aurais-je su ?, le souvenir que j’avais du moment où elle avait ouvert la porte, les yeux de la jeune femme, sa robe qui flottait, ses pieds nus sur les tommettes sans âge, et la sensation de toucher à l’intouchable, au mystère qui ne devrait pas nous être accessible.

Je ne l’ai pas revue, non plus que l’Alchimiste. Je suis passé là chaque jour jusqu’à l’hiver sans jamais apercevoir l’un ni l’autre. Parfois la voiture était un indice de leur présence, parfois un indice de leur absence. Je n’ai pas osé frapper de nouveau, ni attendre que l’un ou l’autre m’apparut. J’attendais la Fée, j’attendais qu’elle se montrât à nouveau. On m’eût bien rendu perplexe si on m’avait demandé ce qui me mouvait le plus : étais-je plus amoureux que curieux, ou bien plus curieux qu’amoureux ? Je crois que je n’aurais pas su répondre, je crois que j’aurais tué celui qui m’aurait posé la question.

La vie m’entraîna ailleurs, j’oubliais, puis me ressouvenais, oubliais de nouveau. Certains jours de grand soleil et de sombre mélancolie l’image me revenait.

Il y a quelques jours je suis repassé sur cette route désolée. Peut-être quarante années avaient-elles passé. J’y était arrivé exprès, après un fort long chemin. Elle n’était plus désolée comme avant. Beaucoup de constructions neuves donnait à la rue Perdue un vernis qui faisait croire à un semblant de vie, à un semblant de joie, à un semblant de lumière, alors que je sentais toujours, moi, la nuit de l’Alchimiste habillé de noir et la présence céleste de la Fée, lumineuse. Les maisons neuves avaient d’ailleurs été construites en dehors des anciennes limites de la rue, avant ou après le minuscule village d’autrefois,comme s’il était sanctuarisé.

Des anciennes maisons il ne restait debout que le Dix. Le devant envahi de broussailles et de ronces, quelques rosiers obstinés qui poussaient leur branches et leurs fleurs roses au-dessus des herbes folles. Abandonnée. Mais curieusement les vitres n’étaient pas cassées, pas même envahies par les toiles araignées, symboles de l’indifférence du temps qui passe à des vitesses différentes pour chacun.

Je restai stupéfait. Tant de temps ? Comment était-ce possible ? Etais-je passé là il y a des siècles ? Et ces vitres propres, pourquoi et comment ?

Me voyant interdit et stupide devant la pauvre bâtisse une voisine, femme d’un âge moyen au visage rieur, me demanda : « Vous la connaissiez ? »

Non, je ne la connaissais pas, mais elle m’avait accompagné toute ma vie. La voisine m’apprit que la vieille dame, très vieille, avait été emmenée hier, par on ne savait qui, avec son père qui était un original et qui était tellement vieux que même les plus vieux de la commune ne l’avaient jamais

connu que très âgé. La femme me regarda et poursuivit : « Mais vous ne pouvez pas avoir connu ces gens-là, bien sûr, vous être jeune encore. Vous avez quoi ? Trente-cinq ? Quarante ? Vous savez qu’elle n’avait jamais mis de chaussures de toute sa vie ? »

Mon dieu ! qu’était-il arrivé pendant cet après-midi que je passai avec ma Fée ?

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Henri-Pierre Juguet

2 réflexions sur “AU 10 DE LA RUE PERDUE”

    1. Henri-Pierre Juguet

      Bonjour Jeanne, merci d’avoir aimé. Sais-tu que… ce n’est pas moi qui suis entré dans la maison de la fée mais un ami. Il devait juste demander notre chemin… il est resté très très longtemps pendant que le reste de la bande l’attendait dans la voiture. Plusieurs dizaines de minutes je pense ! Il en est ressorti comme halluciné… Est puis je n’ai pas cessé de vieillir après cette visite, dommage ! L’ami Richard non plus. Pour le reste : tout est vrai, rigoureusement vrai !!! Je me souviens de l’Alchimiste, de sa vieille Renault 4L, de cette « Fée » aux yeux fascinants. Tout était fascinant, d’ailleurs, chez elle. Je les ai rencontrés plusieurs fois, fugitivement et par hasard. Je n’ai jamais pu savoir qui ils étaient… Pour le trou spatio-temporel… à toi de juger, il y a tous les éléments pour y penser… éh éh

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