Nouvelles et autres textes

Je vous propose ici deux de mes Nouvelles. J’aime écrire ces formes courtes. Le besoin de concision, d’aller vite, de raconter ou décrire quelque chose de direct. J’en ai écrit… je ne sais même plus combien ! Je crois que le nombre dépasse les 200… J’en proposerai d’autres plus tard, ou bien je remplacerai celles-ci.

Sieste

La sieste était un moment particulier auquel il ne dérogeait jamais qu’en cas de nécessité vitale, ce qui était plutôt rare.

Non qu’il y fit rien de particulier, mais parce qu’il sentait confusément que sa santé le réclamait, et puis parce qu’il aimait cela sans autre forme de procès.

Il se retirait dans la pièce la plus à l’écart de la maison, dans une chambre minuscule et presque sans meubles, équipée d’un lit bas et rudimentaire qui avait dû être bricolé pour une servante dans de vieilles planches à faire les caisses. Il y avait dessus une sorte de paillasse et deux ou trois couvertures aux couleurs passées, usées par endroit jusqu’à la corde. Mais aussi un oreiller

de duvet recouvert d’un luxueux satin d’un jaune foncé aux reflets dorés où il aimait poser sa tête en l’entourant de ses bras.

Là, dans une pénombre feutrée, il prenait un temps pour lui. Il s’endormait d’un sommeil profond, abîmé dans un état second, retranché du monde. Parmi les habitants de la grande maison peu connaissaient cette pièce car peu de gens montaient jusqu’à cet étage où il n’y avait que des débarras, d’anciennes chambres de bonne, des fourre-tout où l’on entassait des vieilleries si hétéroclites qu’on se demandait quel esprit tordu avait bien pu un jour penser à les fabriquer.

L’hiver il montait là en portant trois bûches dont il chargeait un vieux poêle norvégien, tout de fonte, qui dégageait une chaleur torride en quelques minutes, le temps qu’il procédât au petit rituel qui l’endormait. Tapoter l’oreiller, tendre les couvertures, regarder par la fenêtre. Aussi prendre sur l’unique étagère une boite de bois au fermoir de cuivre. Il s’asseyait sur le lit, ouvrait doucement la boite et contemplait l’intérieur un instant. Pendant que les bûches craquaient dans le poêle il goûtait le silence, les yeux toujours rivés sur le contenu de la boite. Les minuscules explosions du bois claquant sous la morsure du feu lui semblaient rendre vivant l’air dans lequel il baignait, lui semblaient provenir de si loin qu’une profondeur immense s’installait dans la chambre exiguë.

A l’intérieur de la boite, des photos, de très vieilles photos. Des enfants figés dans les moments de petits bonheurs des vacances, des jeux au jardin, des sauts dans les vagues, oeil qui brille, cheveux dans le vent, vêtements trempés parce qu’on était tombés dans la rivière, sourires éclatants et rires à en tomber. Les taches de vase ou d’herbe sur les vêtements, encore un crabe à la main qu’on s’attend à voir gigoter, des dents qui manquent, des maillots informes.

Il regardait ses photos chaque jour pendant que le poêle chauffait, entendait les craquements au milieu de rires qui s’étaient éteints depuis longtemps mais qui étaient dans son oreille encore, et dans son coeur, au milieu des injonctions des mères et des jeunes filles au pair de n’aller pas trop loin, au milieu des fracas inoffensifs des vaguelettes qui mouraient sur la plage, du vacarme dans le bois de pins que les jeux emplissaient d’une agitation bruissante, ou que la douce brise agitait un peu mollement en ployant l’extrémité des branches tendres et claires.

Une surtout l’attirait, la photo aux bords dentelés d’une petite fille aux yeux sombres et la peau claire, presque une jeune fille déjà, qui semblait le regarder lui, cousine oubliée, perdue si loin sur des chemins qu’il n’avait pas su.Asap, serif; »>Qu’était-elle devenue ? Artiste, danseuse, ou reporter de guerre ? Peut-être même pianiste, une grande pianiste qui fait pleurer ou rêver de la vie. A coup sûr le succès l’attendait quelque part, sur la route forcément large qui s’était forcément ouverte devant elle jusqu’à un horizon sans cesse renouvelé. Déjà, si jeune, on s’arrêtait de jouer quand elle chantait, pour l’écouter, s’assoir en demi-cercle autour d’elle et frapper dans les mains quand elle en faisait signe. On murmurait les refrains et puis on s’enhardissait et tout finissait par le chant à tue-tête, les rires, et on descendait sur la grève pour fouiller dans les algues ou courir juste en bas de la cale.

Quand le poêle était chaud au plus chaud qu’il serait, l’homme fermait la boite en souriant, la reposait, baissait le tirage et se couchait, l’oreiller de satin dans ses bras.

Il dormait un peu, rêvait beaucoup, respirait en regardant le mur taché sur lequel il découvrait encore des figures, des images, mille choses toujours, même après toutes ces siestes. Un indien, une sorcière, un oiseau à trois ailes, une marmite, une vache à queue de poisson, ou rien du tout les jours où le poêle craquait moins fort, où les couvertures étaient moins douces, où l’oreiller montrait une couleur plus passée.

Ces jours là il se relevait sans trop attendre, s’asseyait sur le bord de la paillasse, jetait un regard vers la boite aux photos, et fronçait le sourcil ou bien faisait une petite moue. Puis il se mettait debout, rajustait sa ceinture, fermait le poêle un peu plus pour qu’il conservât la braise encore quelques heures, et ces fois-là uniquement, refaisait très soigneusement le lit, comme s’il partait pour un long voyage.

Il descendait un peu lourdement les étages, enfilait ses bottes de cuir les plus épaisses, se glissait dans son manteau le plus lourd et sortait par une porte qu’il était presque seul à utiliser. Il se dirigeait alors vers un petit étang à quelques minutes de marche, s’asseyait sur la berge parfois gelée, et passait un temps à jeter de petites pierres blanches dans l’eau pour compter les ronds qu’elles y faisaient.

Il aimait le vol puissant des corneilles et leur chant rauque comme autrefois il avait aimé les goélands.

Étape

C’était une étape obligée, tout le monde s’y arrêtait un jour ou l’autre.

On trouvait là toutes sortes de marchandises, de gens, d’animaux. Il y avait des voyageurs et autour des voyageurs il y avait un monde qui grouillait, qui faisait des affaires, qui faisait des affaires propres et des affaires louches, qui s’affairait à des activités diverses et parfois inattendues.

La place était fort grande, au centre d’une plaine immense, herbue, plutôt déserte. Cette ville-étape avait poussé là parce que plusieurs routes se croisaient dans la plaine. Elle était un peu comme le centre d’une toile d’araignée.

Du nord venaient des caravanes de véhicules étranges, à la fois roues et chenilles, tractant d’incroyables remorques chargées de produits si étranges qu’on se demandait bien à qui ils pouvaient servir. Ils arrivaient par dizaines, tout à coup, sans crier gare. Un nuage de poussière se formait au loin, comme une tempête de sable, et grossissait, grossissait, jusqu’à envahir l’horizon, et puis en l’espace de deux ou trois heures ils étaient là, aux portes, occupant toute la route. Ils rangeaient leurs gros véhicules dans un gigantesque parc à l’entrée de la cité ouverte, dans un alignement parfait commandé par ce qui devait être un émissaire direct de leur chef. Rien ne dépassait, les tracteurs, les remorques bâchées. Tous les tracteurs étaient semblables, tous peints de la même couleur et cela donnait une impression de solidité, de force, que ne pouvait affaiblir les bâches dont chacune reflétait les couleurs de son propriétaire.

Quand tout était aligné, tous les moteurs éteints, le chef venait faire inspection. C’était un homme petit, sec, avec un profil d’aigle, des yeux plissés dont on devinait le regard acéré, un chapeau noir à large bord. Il ne disait rien pendant que son adjoint lui montrait l’organisation du campement mais il acquiesçait d’un signe de tête lent et pénétré. Il n’était pas difficile de comprendre qu’il était préférable pour tout le monde qu’il n’eût rien à dire.

L’étape n’était pas un marché, aucune marchandise ne sortait des remorques. Mais on ôtait les bâches. Ceux qui étaient assez proches pouvaient alors voir ce que ces gens transportaient. Il y avait de longs tubes de fer peints de couleurs vives, des caisses en bois peints de couleurs vives, des planches diverses tout également peintes de couleurs vives. Il y avait également, dans trois des remorques, une immense toile roulée soigneusement, elle aussi teintée claire et joyeuse.

Et puis des morceaux de tout et de rien, des caisses creuses en métal, des sortes de cercles d’un autre métal plus foncé, des cordes bien lovées, bien rangées, des grillages, des sièges, des banquettes de bois, des baquets peints, tout un bric-à-brac sans autre unité que leurs couleurs éclatantes. Mais un bric-à-brac vraiment très bien, très très bien rangé.

Les autres voyageurs, quand ils le pouvaient, venaient observer cette marchandise étrange, hochaient la tête, faisaient entre eux quelques réflexions qu’ils s’abstenaient de rendre désobligeantes -car on ne sait jamais- puis repartaient en faisant la moue. Ils retournaient à leurs propres caravanes.

Par l’Ouest arrivaient plutôt des isolés. Dans toutes sortes de véhicules, allant de camions imposants jusqu’à la moto, et même jusqu’à la bicyclette. C’étaient en général des personnes seules, moins souvent des couples, rarement des familles. Ils avaient peu de bagages et ce n’étaient probablement pas des commerçants. Ils s’éparpillaient partout, envahissant les bars, beuglant des chansons dans les rues. On en retrouvait dormant sur les trottoirs le matin, ivres morts, et parfois morts tout court.

Généralement ils prenaient d’assaut les hôtels, selon leurs moyens. Depuis des bouges infects où il arrivait qu’on puisse dormir à quatre par chambre, jusqu’aux beaux établissements modernes qui proposaient des suites confortables.

C’est avec eux qu’il y avait le plus de problèmes. Ce n’était pas une population homogène, ils venaient de différents milieux et se disputaient souvent. Soit entre eux, soit avec les autres voyageurs. Les armes étaient interdites dans la ville-étape mais il y avait toujours certains querelleurs qui arrivaient à en cacher. Et bien sûr une arme est toujours faite pour servir, alors elles servaient. Quand la police n’arrivait pas à faire respecter l’ordre des sortes de milices se créaient. Ça posait sans doute plus de problèmes que ça n’en résolvait. Tout ceci nuisait à la réputation de l’étape mais faisait partie de son folklore.

De l’Est arrivaient de pauvres familles, une marmaille nombreuse et pas toujours propre, des femmes qui criaient fort et très aigu après les enfants, des hommes rudes qui ne quittaient jamais leurs chapeaux de cuir teints en noir. Ils conduisaient encore parfois d’antiques roulottes trainées par des chevaux. C’était tout à fait exotique, tout à fait d’un autre temps. Personne ne les approchait de trop près. Non qu’ils fussent considérés comme dangereux mais parce qu’ils n’étaient pas toujours nets et puis surtout parce que des nuées d’enfants vous assaillaient alors de toutes parts pour vous mendier des pièces de monnaie ou vos provisions de bouche.

Enfin, du sud ne venait personne, mais beaucoup de ceux qui faisaient ici étape repartaient par ce chemin. Aucun des habitants permanents de l’étape n’était jamais allé voir pourquoi.

Un jour il ne vint plus personne du tout, d’aucune direction. Ni les roulottes, ni les grands camions, ni motos, ni bolides, vieilles voitures, véhicules inattendus. Personne.

Le silence petit à petit tomba sur la ville. Puis une sorte de torpeur. Tous les mouvements se ralentirent, les rues devinrent désertes qui grouillaient de monde auparavant, les bars fermèrent (tous sauf un), la poussière s’accumula un peu partout.

Par un après-midi silencieux, à pied, alors que plus un mouvement ne venait troubler les avenues vides, un homme arriva. Tout en noir, un sac noir à la main. Il planta ses pieds au beau milieu de la place centrale, posa le sac, l’ouvrit d’un coup de pied et se pencha pour ramasser ce dont on ne sut jamais si c’était une arme ou un instrument de musique. La suite appartient à l’Histoire.

Henri-Pierre Juguet, 12 décembre 2017

Porte

Il étala devant lui sur la table les quatre enveloppes que lui avait apportées une étrange jeune fille au moment même où il entrait dans le bâtiment. Elle les lui avait tendues, il les avait prises, elle lui avait désigné une console adossée au mur, là-bas à droite, et le temps qu’il se retourne pour voir elle avait disparu.

Sur les enveloppes étaient quatre chiffres, de 1 à 4, incitant probablement à les ouvrir dans cet ordre.

Il en fit un tas, les étala de nouveau, fit des yeux le tour de la vaste pièce, revint aux enveloppes, les prit dans sa main et s’éventa avec, les reposa au hasard, puis les rangea dans l’ordre. De 1 à 4. Sa nature le poussait à les ouvrir dans le désordre, par pur esprit non pas de contradiction mais par esprit d’indépendance, parce qu’il n’aimait pas qu’on lui dictât ce qu’il devait faire ni comment il devait le faire. Des yeux il chercha la jeune fille mais sans conviction. Elle devait avoir filé une fois sa mission accomplie ; sa façon de marcher et sa vêture dénonçaient d’évidence qu’elle n’était pas habituée à des lieux semblables à celui-ci.

Il regarda les enveloppes. Grandes, beau papier, à la limite du luxueux, doux au toucher, avec un léger grain. On en sentait l’épaisseur. Il ouvrit la première. Une seule feuille, de la taille de l’enveloppe, et dessus, prenant toute la place : « Si ».

Ah… en voilà une énigme !

Il ouvrit la deuxième. Le texte reprenait « Si » mais ajoutait : « Si tu passes ici la porte, »

Ici ? Il jeta de nouveau un regard circulaire. Des portes il y en avait ici plusieurs ! Quatre hautes, fermées de battants richement ouvragés, poignées dorées, moulures, poids, hauteur.

En regardant mieux il en aperçut une autre, juste dans le coin de la pièce, à peine plus haute qu’un homme de taille moyenne. Une personne de haute stature devrait sans doute se courber pour la franchir. Elle s’enfonçait dans le mur d’un pied et demi peut-être, et on devinait un rideau sombre au fond de ce renfoncement. Mais surtout un petit panneau peint qu’on ne distinguait pas tout de suite la surmontait, juste au-dessus de l’embrasure : « La Porte ».

Quelle étrange écriteau ! Pouvait-il établir un lien entre cette expression inattendue et le message qu’il recevait ? La Porte… la Porte…

Il revint aux enveloppes.

Le troisième message délivrait « alors… ».

Une bien piètre indication. Au total : « Si tu passes ici la porte, alors… »

Il se jeta sur la dernière enveloppe. « alors… » de nouveau. Cela ne rimait à rien, il n’y avait aucun élément nouveau. Pourquoi un quatrième message qui n’ajoutait rien à la suite des trois précédents ?

« Si tu passes ici la porte, alors…, alors… »

Il fronça les sourcils, prit une respiration lourde, se tordit la bouche en une grimace de dépit et d’ennui. Plutôt de préoccupation. Il tenta de voir si on l’observait.

Pourquoi ce message ? Pourquoi en quatre parties, dont deux semblables ? Pourquoi lui…

On l’incitait à franchir la porte. Pas Une porte, mais La porte. Il les regarda de nouveau toutes l’une après l’autre. D’évidence ce ne pouvait être que celle qu’on avait pris soin d’étiqueter La Porte.

Elle ne lui disait rien de bon. On eut dit le départ d’un boyau. Qui le mènerait où ? Et cette tenture sombre.. que cachait-elle ?

Il était partagé entre la prudence de la raison et la tentation folle de la curiosité. Il hésitait.

Au milieu du hall où ils se trouvaient, une guérite de verre. Plutôt un comptoir, entièrement vitré. On y vendait les billets pour la visite. La lumière de projecteurs d’ambiance s’y reflétait, plutôt tristement, plutôt sans saveur. Cela n’arrivait pas à créer une ambiance chaleureuse, ni même intéressante. Ça éclairait, c’est tout.

Autour de ce comptoir et dans l’espace vide, des promeneurs, des visiteurs, des badauds, des curieux. Des gens le nez en l’air, regardant les boiseries, détaillant les panneaux peints, admirant la finesse des moulures de bois ou des stucs habiles. Le tout dans une sorte de silence compassé, une discrétion feutrée qu’on sentait artificielle. Un chuchotis permanent, comme le bruit d’une cascade au loin, mais sans la beauté du paysage.

Il se décida. Il fixa ses yeux sur la porte « La Porte » et entreprit de traverser la salle. « Si tu passes ici la porte, alors.., alors… »

Au premier de ses pas, juste comme son talon touchait le sol, éclata un vacarme épouvantable. Comme une explosion emplissant d’un coup le volume de la pièce. Ce n’était que sonore, rien n’avait bougé. Rien ne bougeait d’ailleurs plus, rien ni personne. Non seulement personne ne s’était retourné, mais encore toutes les personnes présentes s’étaient figées sur place.

Au deuxième pas le même vacarme et il comprit que c’était le bruit de son talon sur le sol. Cela résonnait partout, roulait comme entre les flancs d’un défilé de montagne. Et personne n’avait bougé, le temps pour les autres semblait s’être arrêté.

« Si tu passes ici la porte, alors… »

Il orienta sa marche vers la porte en question. La salle à traverser.

Chaque pas résonnait comme le premier. Le bruit entrait dans ses oreilles, emplissait sa tête, accélérait son coeur. Mais il restait ferme et sans peur. Curieusement il avait même moins de réticence qu’au début.

Encore deux pas de plus.

« Si tu passes ici la porte, »

Deux autres.

« Si tu passes ici »

« Si tu passes »

« Si »

Il s’arrêta reprit sa conscience normale. Les gens autour de lui ne reprirent pas leur mouvement. « Si ». Oui, Si !!! Et s’il ne le faisait pas ? S’il décidait de s’arrêter, de tourner les talons et de s’enfuir ou de ne plus s’en préoccuper ? S’il décidait qu’il n’irait pas jusqu’à cette porte ? S’il ne le faisait pas ?

Il savait qu’il le ferait.

Il reprit. Plus que cinq pas. Plus que quatre, trois.

Deux.

Il s’engagea dans l’embrasure.

Sa main chercha la tenture brune, pour l’écarter et derrière trouver la poignée afin d’ouvrir et franchir la porte.

Alors ? Alors ?

Henri-Pierre Juguet, 8 décembre 2017