LE PIED ROUGE

LE PIED ROUGE

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

Dans ce magasin on avait autrefois vendu plus de choses que l’imagination n’est capable d’en inventer. Pas toutes en même temps, bien sûr, car toute cette aventure de petit commerce s’étalait sur plusieurs longues décennies.

On y avait commencé par le commerce d’objets en fer-blanc.

Des boites de conserve vides, par exemple, qu’on achetait pour y mettre les pâtés faits à la maison ou bien le foie gras qu’on venait de cuisiner. On apportait vite la boite dans la boutique et le boutiquier vous sertissait le couvercle en deux temps trois mouvements.

Aussi diverses boites, ustensiles de cuisine, pelles pour la cheminée. Aussi cache-pots, bidons à lait, aussi objets de décoration. Parce qu’à l’époque on pouvait décorer avec des objets en fer blanc. Il n’y a maintenant plus que les adeptes d’un revival suranné qui s’y plaisent encore.

La boutique fut ensuite une épicerie. On y vendait des conserves (décidément ! un déterminisme ?) , des choses relevant du bazar, mais encore de la ficelle ou des saucissons qui pendaient à des clous plantés dans les poutres et qui embaumaient tout l’endroit. Ce fut d’ailleurs une des principales causes de la brouille entre le boucher-charcutier (un gros homme bien nourri aux sourcils épais, célibataire) et l’épicier (un homme petit et sec, marié à une fort jolie rousse qui prenait toujours soin d’elle, allant jusqu’à se maquiller avant de faire son ménage le matin). L’autre principale cause de la brouille fut que l’épicière se laissa un peu glisser dans les bras du boucher, ce que l’épicier ne prit pas bien du tout.

Pour s’excuser elle dit (plus tard, beaucoup plus tard) qu’elle avait eut envie de changer un peu, d’essayer autre chose, envie d’aventure, envie du poids de ce bonhomme. L’épicier se mit à augmenter ses rations, à manger deux fois plus, même deux fois plus qu’un ogre… il ne prit pas un gramme. Il y a des gens, comme ça, qui ne sont pas sujets à grossir. Après deux ans de ce régime il arrêta et curieusement se mit même à maigrir. L’aventure de sa femme avec le boucher n’avait duré que quelques semaines et il pensait que de toute façon tout était rentré dans l’ordre.

L’épicier eut un fils, roux comme sa femme, et il se rassura.

Ensuite la boutique fut reprise par une couturière. Elle mit des tentures partout, un décor de vieilles machines à coudre, vendit des patrons en papier de soie, confectionna des robes pour les villageoises, s’essaya aux chemises pour homme mais renonça sous la pression de ses clientes qui voyaient d’un mauvais œil leurs maris s’enfermer avec la jolie couturière pendant une heure pour prétendument faire les essayages des chemises. La couturière tenta quand même de vivre avec quelques robes, des travaux de retouche, de broderie, les tabliers d’école pour les enfants, les fermetures éclair à changer, les ourlets. Mais elle vivait bien chichement et puis elle s’ennuyait. Elle aimait tellement faire les chemises !

Elle finit par rencontrer un jeune médecin, célibataire et bien de sa personne. Elle partit avec lui quand il lui annonça que ses vacances au village était terminées. Elle avait tiqué un peu au mot de « village », croyant habiter tout de même une petite ville, mais partit quand même. On n’entendit plus parler d’eux et la boutique resta vide quelques années.

Un marchand de bric-à-brac l’occupa ensuite. Lui se disait brocanteur, ou même antiquaire quand il comprenait que les personnes qui venaient de franchir le seuil de sa boutique étaient plus fortunées que la moyenne des habitants du canton. Les clients du brocanteur n’avaient pas grand chose à trouver là, et les clients de l’antiquaire n’y avait rien du tout à chiner.

L’affaire périclita assez vite, surtout après que la gendarmerie s’aperçut que le brocanteur vendait subrepticement des plants de cannabis qui n’avaient rien d’antiquités.

La boutique ferma de nouveau quelques années.

Pendant ce temps le fils de l’épicier et de la jolie rousse avait grandi. Ses parents, avec lesquels il n’avait plus de relations depuis très longtemps, étaient mort sans savoir ce qu’il était devenu. Lui-même était parti chercher des émeraudes en Amérique du Sud, avait fait fortune, avait tout perdu, était devenu très fantasque et imprévisible, s’était lui-même perdu dans des jungles et des tripots, dans des montagnes et des bouges. En réalité, pendant ces années plus personne ne savait où il était.

Un voisin de la boutique aurait bien voulu acheter pour investir les lieux mais les deux notaires successifs -l’original et son successeur- ne savaient pas où trouver le fils de l’épicier. Ils firent quelques recherches assez molles, avec un enquêteur plutôt paresseux et peu imaginatif, puis laissèrent tomber. Il n’y avait pas grand chose à gagner pour eux de tout façon. Le voisin, un peu inquiet de ce qu’on pouvait entrer si facilement dans cette boutique communiquant avec son propre appartement par une porte certes condamnée mais une porte tout de même, remplaça cette porte à moitié défoncée par une grande planche qu’il peignit en vert. Affreux vert sur une affreuse planche, mais cela le rassurait.

Le fils de l’épicier eut l’idée étrange de repasser dans cette ville où il n’avait plus mis les pieds depuis une trentaine d’années. Curiosité peut-être malsaine ? nostalgie ? Il se rappelait surtout qu’il était maintenant devenu propriétaire des lieux et qu’il pourrait peut-être en tirer quelque argent même modeste ?

Quand il se trouva devant l’endroit il tenta de se rappeler à quoi il pouvait bien ressembler autrefois, quand il était enfant et y habitait. Il ne put s’en souvenir qu’à moitié mais fut extrêmement déçu de cette couleur verte et de l’état de délabrement de la planche qui servait de porte. Ainsi que de l’état ruiné de la vitrine.

C’est lui qui a peint cette empreinte de pas toute rouge sur la porte, pour que les voisins s’interrogent, ce qui fut bien le cas, personne ne l’ayant vu faire puisque c’était la nuit…

Après l’exercice de ses talents de peintre il alla directement devant la maison du notaire et passa la fin de la nuit sur un banc de fer juste en face, attendant qu’il ouvre son étude au matin.

Vers dix heures, car le temps des notaires n’est pas le temps commun.

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Henri-Pierre Juguet

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