LE PAPIER

LE PAPIER

Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !

Il pleuvait à moitié. Ce n’était pas qu’il pleuvait des demi-gouttes, idée amusante, mais c’était insuffisamment de gouttes pour dire qu’il pleuvait réellement.

Je m’étais réfugié sous un porche pour prendre des photos de rue. A l’abri pendant que les gens se hâtaient plus ou moins afin de rejoindre un endroit sec. Pendant que je photographiais leurs courses, ou tout au moins leur hâte, je remarquai une feuille de papier pliée coincée entre un tuyau de descente de gouttière et le mur sur lequel elle était fixée.

Je lâchai le viseur de l’appareil, ce papier m’intriguait. Sans le toucher je tentai d’apercevoir ce qui était écrit dessus. On ne pouvait rien voir, il était trop bien plié. Quelqu’un devait-il venir le récupérer ? Etait-ce un débarras, un abandon, un message laissé pour qui devait le trouver et le lire ?

J’imaginais une histoire d’amours clandestines, une jeu de piste pour boy-scout, un repère laissé par des malfrats, une blague, une erreur, et pourquoi pas une malveillance ? Le patron d’une des boutiques de la rue demande à un employé de porter un mot urgent à la mairie, mais l’employé est de mauvaise humeur. Il plie le mot, le glisse derrière le tuyau, va voir un ami à lui dans une autre boutique et ils prennent un café ensemble, puis il rentre au magasin sans avoir l’air de rien. Et le document important n’arrive jamais à destination, l’autorisation de prolongation d’ouverture du magasin est refusée, il ferme, l’employé se retrouve au chômage, Il doit aussi se cacher et changer de ville parce que son ancien patron, ruiné ou presque, a compris ce qu’il s’était passé et le cherche avec une petite bande d’amis (dont son beau-frère) pour lui casser la figure et quelques côtes pour se venger. Alors il part, l’employé indélicat et fourbe, dans une autre ville et ne donnera sa nouvelle adresse qu’à sa sœur qui est restée dans la ville d’origine avec son mari, qui a une bonne situation, et ses deux enfants dont le deuxième a de grosses difficultés scolaires parce qu’il est très paresseux et probablement pas très intelligent non plus.

Heureusement le patron retrouve la sérénité, quelques mois plus tard, en se mariant avec une jolie libraire qui mène parfaitement son commerce et finira par le nommer gérant de la librairie. L’employé funeste, lui, traîne une vie lamentable dans une petite ville peu attirante, dans une partie un peu déshéritée d’un département très touché par la crise (il y a toujours une crise quelque part qui est censée tout expliquer des malheurs des gens). Il vit d’expédients, de petits boulots, parfois de rapines quand la situation est vraiment mauvaise et il y a une rue par laquelle il ne peut plus du tout passer parce qu’un chien l’a pris en grippe et le pourchasse à chaque fois qu’il l’aperçoit. Triste réalité.

Il ne faut y voir aucune moralité, comme celles qui parfois concluent les Fables de La Fontaine. Rien comme l’idée qu’une mauvaise action est toujours punie, par exemple. Ou la méchanceté ou d’autres choses encore. L’histoire aurait pu être différente.

Par exemple, on revient au départ, la boutique ferme. Le patron est anéanti. L’employé, lui, retrouve rapidement du travail. Dans un domaine qui le passionne, la photo par exemple. Il n’en avait jamais fait auparavant et son nouveau patron le charge seulement de répondre aux clients et de tenir la caisse. Mais l’employé s’intéresse à ce qu’il fait. Il passe de plus en plus de temps avec le nouveau patron (qui a finalement pris l’employé comme assistant et embauché une nouvelle personne pour le remplacer) et qui lui apprend le métier. L’employé se met à photographier lui-même, un peu en cachette. Un jour le nouveau patron le voit et tombe béat d’admiration devant ses productions. Il le pousse à continuer, suit son travail. Dans cette partie c’est même lui qui devient l’assistant de son employé ! Celui-ci commence à vendre des photos. À de nouveaux amis qu’il s’est faits, puis une galerie lui en demande deux ou trois. Ensuite, devant le succès, elle organise une exposition dédiée à l’œuvre du nouveau photographe. La patron vend sa boutique et devient salarié de son employé, lequel entame une carrière internationale.

Pendant ce temps le premier patron ne sait plus quoi faire. Il est couvert de dettes, ses amis se détournent de lui. Les banques et les services des impôts s’acharnent et tentent de récupérer ce qu’il y a à récupérer. Pas grand chose. Le bonhomme est à la rue, il dort dehors, dans le jardin public, sur un banc, enveloppé dans des cartons. Ou parfois sous le banc, quand il est ivre, c’est à dire assez souvent tout de même.

A l’abri sous mon porche je regarde cette feuille pliée coincée dans la descente et j’ai tout à coup un immense respect pour ce bout de papier qui contient autant d’histoires, d’aventures humaines, de destins. Je comprend bien que rien de tout ceci n’est arrivé, ou n’est encore arrivé, mais je le perçois maintenant comme le fameux chat de Schrœdinger : tant que je n’ai pas attrapé ce papier et que je ne l’ai pas lu attentivement alors l’une comme l’autre de ces deux histoires peuvent encore arriver. Je réalise bien aussi que d’autres histoires peuvent aussi naître de la cette même situation. Des histoires auxquelles je n’ai pas pensé. Ou aucune histoire du tout.

Mais le papier m’intrigue.

Je tends la main, lentement, je ne veux rien précipiter. Au moment où je vais le saisir une voix me hèle. « Hé ! Monsieur ! Il ne faut pas prendre le papier ! »

Je me retourne, c’est une jeune fille qui s’adresse à moi.

« Et pourquoi » ?

` »C’est à un monsieur qui n’a pas d’endroit pour dormir » (tiens donc ! comme dans une des versions de mon histoire)

« Et ? »

« Et il n’a pas de quoi acheter des timbres ni des enveloppes. Alors il trouve du papier qui a déjà servi, et puis il écrit sur l’autre face. Et après il met la feuille à cet endroit. »

« Et pourquoi ? »

« Comme ça je récupère la feuille, je la mets dans une enveloppe, avec un timbre, et je la poste ».

« Pourquoi vous faites ça » ?

« Parce que je l’aime bien. Il n’a pas eu de chance. Avant le magasin à côté était à lui. Et puis il a dû fermer, un de ses employés a jeté un papier à remettre d’urgence à la Mairie. La boutique a été fermée, son vendeur a trouvé un autre boulot dans une autre ville. »

Mince ! Ça ressemble bigrement à mes inventions…

« Et ensuite ? »

« Ensuite il n’avait plus d’argent. Sa femme est partie. Avec le salarié, d’ailleurs. Et lui il s’est mis à boire. Il fait la manche ».

Je l’écoutais de plus en plus stupéfait. Je n’avais pas inventé l’histoire de la femme partie avec l’employé mais on s’approchait quand même de mes inventions.

« Et à qui est-ce qu’il écrit comme ça ?

« A sa femme, mais elle ne répond jamais ».

« Et pourquoi vous postez ses lettres ? »

« Parce que c’est mon père, quand même ! Il ne veut pas que je l’aide plus que ça, il croit que Maman va revenir. Mais elle ne veut surtout pas. »

A l’abri sous mon porche je regarde cette feuille pliée coincée dans la descente et j’ai tout à coup un immense respect pour ce bout de papier qui contient autant d’histoires, d’aventures humaines, de destins. Je comprend bien que rien de tout ceci n’est arrivé, ou n’est encore arrivé, mais je le perçois maintenant comme le fameux chat de Schrœdinger : tant que je n’ai pas attrapé ce papier et que je ne l’ai pas lu attentivement alors l’une comme l’autre de ces deux histoires peuvent encore arriver. Je réalise bien aussi que d’autres histoires peuvent aussi naître de la cette même situation. Des histoires auxquelles je n’ai pas pensé. Ou aucune histoire du tout.

Mais le papier m’intrigue.

Je tends la main, lentement, je ne veux rien précipiter. Au moment où je vais le saisir une voix me hèle. « Hé ! Monsieur ! Il ne faut pas prendre le papier ! »

Je me retourne, c’est une jeune fille qui s’adresse à moi.

« Et pourquoi » ?

` »C’est à un monsieur qui n’a pas d’endroit pour dormir » (tiens donc ! comme dans une des versions de mon histoire)

« Et ? »

« Et il n’a pas de quoi acheter des timbres ni des enveloppes. Alors il trouve du papier qui a déjà servi, et puis il écrit sur l’autre face. Et après il met la feuille à cet endroit. »

« Et pourquoi ? »

« Comme ça je récupère la feuille, je la mets dans une enveloppe, avec un timbre, et je la poste ».

« Pourquoi vous faites ça » ?

« Parce que je l’aime bien. Il n’a pas eu de chance. Avant le magasin à côté était à lui. Et puis il a dû fermer, un de ses employés a jeté un papier à remettre d’urgence à la Mairie. La boutique a été fermée, son vendeur a trouvé un autre boulot dans une autre ville. »

Mince ! Ça ressemble bigrement à mes inventions…

« Et ensuite ? »

« Ensuite il n’avait plus d’argent. Sa femme est partie. Avec le salarié, d’ailleurs. Et lui il s’est mis à boire. Il fait la manche ».

Je l’écoutais de plus en plus stupéfait. Je n’avais pas inventé l’histoire de la femme partie avec l’employé mais on s’approchait quand même de mes inventions.

« Et à qui est-ce qu’il écrit comme ça ?

« A sa femme, mais elle ne répond jamais ».

« Et pourquoi vous postez ses lettres ? »

« Parce que c’est mon père, quand même ! Il ne veut pas que je l’aide plus que ça, il croit que Maman va revenir. Mais elle ne veut surtout pas. »

Je la regardai mieux. Dix-huit ans peut-être, jolie, habillée correctement sans jean déchiré.

« Vous êtes sa fille ? « 

« Ben oui. C’est triste de voir mon père comme ça. Et son ancien vendeur est un sale type. Il vit avec ma mère, mais plutôt il vit à ses crochets. »

Je notai avec un certain plaisir qu’il n’y avait pas de grossièretés dans son langage. Ou au moins avec une certaine satisfaction. Cela devenait de plus en plus rare.

Je lui demandai : « Et vous ? »

« Moi je suis ici, ma mère est loin avec l’autre gros nul, j’habite chez une copine et je suis encore au lycée pour ma dernière année. Avec tout ça j’ai pris un an de retard. »

« Pas grave »

« Non, je m’en fous. Mais je voudrais pas que mon père finisse complètement clodo. Les lettres ça l’aide à rester un peu un être humain. Mais ma mère s’en fout. Je les envoie mais quand je lui téléphone elle dit qu’elle les met tout de suite à la poubelle, sans les ouvrir ».

« Jamais ? »

« Non, jamais. Enfin, je crois. Peut-être qu’elle les ouvre ? pour se moquer de mon père avec l’autre sale type ? »

Elle n’avait pas dit « salaud », ou pire. J’aime mieux ça.

« Il ressemble à quoi votre père ? On peut le voir ? »

« Non, il vit dans une espèce de cave, il veut que personne le voit. Il sort que la nuit. Des fois il a à manger, des fois j’arrive à lui apporter un truc, un sandwich, des fois il cherche dans les poubelles. Ça me donne envie de pleurer. »

En effet, elle a l’air très touchée.

Je demande :

« Les lettres c’est très secret ? on peut la voir ? celle qui est coincée là ? »

« C’est personnel ! Vous voulez lire les lettres de mon père ? Et pourquoi vous voulez faire ça ? »

« Peut-être que je peux l’aider, corriger, tourner mieux les choses. On ne sait jamais ».

Elle me regarde. Un silence. Elle reste immobile et moi aussi.

Son regard s’intensifie et me fixe intensément. Puis :

« Allez y. Prenez le papier, ouvrez-le, et puis lisez. Après tout il n’a rien à perdre ».

Je me tourne vers le mur, prend le misérable papier. Je le déplie. Dessus il est écrit : « Coucou bonjour ! Vous êtes drôlement naïf, tout de même ! »

Stupeur d’un instant puis je me retourne vers la jeune fille. Partie.

De l’entrée d’une ruelle à dix mètres j’entends une bande de gamins qui éclate de rire….

En effet ! Naïf ! Mais tout de même, comment avais-je pu imaginer cinq minutes auparavant une histoire si similaire ?

N’oubliez pas de laisser un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.

Henri-Pierre Juguet

2 réflexions sur “LE PAPIER”

  1. Que de rebondissements Henri-Pierre !
    J’ai eu bien du plaisir à lire ce texte et à me laisser embarquer au gré de ton imagination ! Bravo !
    Amitiés
    Isabelle

    1. Henri-Pierre Juguet

      Merci beaucoup Isabelle. Si un jour tu as le temps feuillette aussi les autres nouvelles. Elles t’amuseront sans doute. Ou bien te feront rêver ? Avec mon amitié.

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