LA POIGNÉE DE PORTE
Tout ce qu’ici j’écris est vrai, puisque je l’ai totalement inventé !
Il y a une pièce dans laquelle un monde parallèle se trouve être le mien. On y entre par une antique poignée de bois, ronde et patinée par plus de cent cinquante années d’usage. On la tourne, on pousse la porte. C’est une de ces portes comme on n’en fait plus depuis si longtemps que mon propre grand-père n’en avait jamais vue de neuve. Elle n’est pas sur des gonds, elle semble accrochée à son huisserie comme un alpiniste à sa montagne, par des charnière solidement vissées qu’il vaut mieux ne pas envisager de démonter. Deux panneaux de hêtre couverts d’un antique papier peint, une plaque de porte en verre venue là bien après le travail du menuisier, un cadre solide qui inspire la confiance et comme un certain respect dû à sa traversée d’un bout d’Histoire.
C’est après avoir poussé cette porte qu’on entre dans l’univers parallèle qui porte mon empreinte.
C’est une pièce ni petite ni grande, éclairée d’une fenêtre de belle taille de même type que la porte, réfugiée tout au fond de son embrasure comme si elle se fût crue fenêtre d’un château aux murailles épaisses, une pièce au plafond plus haut que la moyenne. Le soleil y entre comme chez lui lors des longs après-midis d’été, il fouille chaque recoin de l’endroit, donne du contraste à chaque objet, et finit souvent par me lasser. Alors je lui oppose un rideau qui vient jouer le juge de paix et me replonge dans une certaine pénombre propice à mes pensées.
Mon univers parallèle est accessible à qui veut y entrer. Mais on n’y trouve rien. Rien qui soit accessible à nul autre que moi-même.
On y trouvera les flûtes de quand j’étais flûtiste, toute une collection, fort belles ou plus modestes. De différentes factures, avec lesquelles je jouais Hændel ou bien Telemann, avec lesquelles je rendais hommage à Bach ou bien à Diego Ortiz, à l’anonyme des Estampies de l’an mille quatre cent en Italie comme à quelques compositeurs contemporains dont je suis moi-même.
Las, les flûtes se sont un peu endormies… Il y a celles de buis clair, droites et presque tubulaires de la Renaissance ou celles plus décorées qu’on aimait à produire à l’époque Baroque, il y a celles en buis teinté, de la Terre de Sienne à des couleurs plus sombres, et puis celles que l’artisan fabriqua dans des bois très foncés que certains croient des variétés d’ébène ; mais il y a tellement de variétés de cet arbre majestueux…
Il y a même, fière et solitaire au milieu des buis, une flûte en olivier. Elle est belle, vernie, lisse, veinée à grosses veines. Elle ne sonne pas très bien, peut-être, mais elle m’accompagne depuis si longtemps que j’ai pour elle une espèce de tendresse amusée. Parfois je la joue un peu, quelques notes, une sonate pas trop difficile pour elle, sachant qu’elle aura du mal à me suivre dans les notes les plus aiguës. Alors je la ménage, et lui raconte un air comme on le ferait à une vieille amie, mélodieux, joyeux sans être trop enjoué, assez calme pour qu’elle me suive.
Les belles flûtes en buis, qui m’accompagnaient autrefois au concert, me font de l’œil : joue-moi, joue-moi ! Si elles insistent beaucoup j’accède à leur demande. Pour un petit quart d’heure ou pour toute une heure. Il arrive qu’un merle, au jardin, arrête ses occupations assurément très importantes pour sa vie de merle et tende l’oreille pour écouter cet étrange intrus dont le chant sort de cette fenêtre… Ils reprennent leurs activités sans plus s’en préoccuper, grattant la terre, faisant fuir les rivaux avec des rodomontades, tâchent de rapiner quelque fruit dont nous guettons eux comme moi le mûrissement.
La poignée de bois ouvre aussi sur les couleurs, rangées dans des pots, rangées dans des tubes. Les couleurs avec lesquelles je m’efforce de peindre des abstractions ou des histoires, des formes, des surfaces qui peuvent représenter poissons parlant comme courses de chats bleus, la dernière trace de neige propre comme la nuit sur le paysage marin.
Des pots de verre, ordinaires, ou des pots de terre et de porcelaine, plus aristocratiques, accueillent de pleines poignées de pinceaux, de brosses, de spalters. Les pinceaux chinois, ou japonais, sont accrochés à des rangées de clous par ce petit ruban à l’extrémité de leur manche, ruban de soie ou de nylon selon le statut et la richesse du pinceau. L’un de mes préférés, que j’utilise peu mais que j’aime à contempler, est un gros pinceau chinois à manche de porcelaine décorée. Bleu/blanc.
Ils pendent bien alignés, en bande, du plus gros au plus fin, pointe éclatée ou pointe refaite, bien fine et pointue, avec cette goutte de sucre qui les fige presque piquants.
Je gratte le bâton d’encre sur la pierre, longtemps, dans un peu d’eau, jusqu’à obtenir cette pâte que je vais ensuite diluer de plusieurs façons. Pendant cette préparation je songe, je me prépare, je vide mon esprit et le remplis aussitôt par d’autres pensées, comme ce bassin qu’on trouve au pied des grands barrages, sans cesse empli et sans cesse vidé, toujours avec une eau différente.
Alors j’habite mon univers parallèle, celui qui est juste derrière la porte à la poignée ronde de ce bois patiné par des générations d’humains, cette porte qu’on peut si facilement pousser pour entrer dans cette pièce où l’on ne pénètrera pourtant pas : mon atelier.
Là sont des pirates, des loups aux grands yeux, l’idée du théâtre. Là sont les serrures aux couleurs vives et rouillées, les chiens au regard de biche, les vieux seaux transcendés, les rebuts sublimés par de folles idées, les pierres et les rochers qui portent le monde, les nappes de son et les scansions du guiro, le poisson pas japonais qui vous lorgne du coin de l’œil tandis que son dos se délite un peu.
Là sont des fulgurances qui traînent, des rires intérieurs, des rêves et des mesures, là s’invente l’histoire d’avant les histoires et d’avant la pesanteur, d’avant la bonté ou d’avant la cruauté.
Là, emporté, englouti, enlevé jusques aux cieux bleus et rouges, tourbillonnant dans le grand tourbillon et plongeant dans les eaux froides et douces des mers transparentes, je rêve d’une île et de ses rochers roses où rêvent aussi les cormorans.
En tournant la poignée de bois de ma porte vous trouverez tout cela dont je vous dirai l’écume et vous montrerai le vent qui me repose et en même temps m’exalte.
N’oubliez pas de laisser un commentaire si vous avez aimé, ou si vous avez une question à poser.
Henri-Pierre Juguet
À te lire, ton atelier me semble encore plus magique que le mien.
… je suis un peu jalouse …
Mais tu sais, avec la photo de la poignée de la porte de ton atelier (ou même la poignée de la fenêtre !) j’y aurais décrit autant de magie… 🙂